Tensions entre les festivals: «Ces guéguerres sont ridicules»

Après deux années de silence forcé, les festivals de musique s'enchaînent cet été. Pour le plaisir des Belges, un peu moins de certains organisateurs?

festival rock werchter
Werchter se clôture ce dimanche. © BelgaImage

Plus que jamais notre royaume mérite son label “Belgique, terre des festivals”, appellation née à la fin des années 70 en Flandre, où chaque village organisait alors son propre événement musical estival. Cette pléthore de concerts est-elle une bonne chose? Oui. À moins d’être nostalgique du monde confiné et de ces indigestes prestations en streaming live avec ces artistes mal rasés qui chantaient dans leur cuisine... Après deux années de pandémie marquées par la mise sous cloche de la culture et des situations de précarité économique dramatiques pour des dizaines de milliers d’acteurs du secteur (artistes, ingénieurs du son, techniciens, sociétés de gardiennage, agences d’événementiel, fournisseurs), le monde de la musique renaît. Mieux encore, de nombreux festivals ont profité de cette pause forcée pour se remettre en question, revoir leur business model, se diversifier et concrétiser des idées qui “brainstormaient” depuis longtemps. Des nouveaux venus viennent aussi bousculer les habitudes et un calendrier pourtant déjà bien chargé. Le CORE et l’ATØM à Bruxelles, le Hear Hear à Kiewit, le Live Is Live nouveau venu au littoral… Tout cela ne se fait pas sans grincements de dents car la concurrence est féroce. “Dès qu’on entreprend quelque chose, on se fait critiquer. Une habitude de Calimero typiquement belge”, nous déclarait lors d’une conversation informelle Herman Schueremans, CEO de Live Nation Belgium, organisateur notamment de Rock Werchter et cofondateur avec Tomorrowland du CORE, dont la première édition, les 20 et 21 mai au parc Osseghem, à Bruxelles, a été couronnée de succès avec plus de 40.000 spectateurs.

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Rattraper le retard

Même si je n’aime pas les formules “embouteillage de concerts” ou “overdose de festivals”, trop négatives selon moi, il est vrai que nous sommes confrontés cette année à une offre d’événements musicaux supérieure à la normale”, note Denis Gerardy, directeur du Cirque Royal de Bruxelles et du festival Les Solidarités qui se déroulera du 26 au 28 août à la Citadelle de Namur. “Des tournées prévues avant le Covid ont été plusieurs fois reportées. Les artistes qui ont été privés de concert pendant deux ans ont enregistré de nouveaux albums qu’ils ont hâte de présenter sur scène. Absentes depuis deux ans et demi des podiums européens, les stars américaines commencent à revenir en bloc. Au Cirque Royal, nous avions une moyenne annuelle de 125 spectacles avant le Covid. Pour 2022, nous serons à 180 événements. Le public va devoir faire des choix et pas seulement pour des raisons économiques.

Fondateur du festival liégeois Les Ardentes et du nouveau ATØM programmé au pied de l’Atomium du 19 au 21 août, Fabrice Lamproye parle, lui aussi, d’une situation exceptionnelle. “Il y a eu un besoin naturel pour tous les organisateurs de rattraper le retard et de réfléchir à de nouvelles initiatives. Le public a aussi été sevré de musique live. Il a soif de divertissements et de sorties. Mais avant le Covid, on disait déjà qu’il y avait beaucoup de festivals en Belgique. Cette offre plus abondante ne me choque pas car 2022 est une période de transition. Ce n’est pas propre qu’à la musique. Il y a plus de mariages, plus de fêtes de village, plus de brocantes qu’avant. Les Belges en ont besoin. Je crois que la situation va se réguler progressivement. Il y aura moins d’événements en 2023.

festival les ardentes

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Inflation et hésitation

Davantage de concerts et de festivals, c’est une bonne chose pour la culture qui se doit de rester en mouvement. Cette offre musicale live serait impossible sans nouvelles créations en amont. Mais cela signifie également plus d’opportunités pour le public avec forcément des spectacles et des festivals qui marchent moins bien que d’autres. Qu’elle soit liée à la peur sanitaire, au portefeuille ou au dilemme lié au calendrier lorsque deux événements ont lieu à la même date, l’hésitation peut conduire à un acte d’achat en last minute. De quoi rajouter un peu de stress chez les organisateurs à la veille de l’été, d’autant que la surenchère pour décrocher des exclusivités, la guerre en Ukraine, la hausse des prix des matières premières et celle des coûts de l’énergie ont fait exploser les budgets.

Et vu comme ça, notre “terre des festivals” est l’une des plus mal loties en Europe. Sur la base des prévisions mensuelles du Bureau fédéral du Plan, le taux d’inflation annuel devrait s’élever cette année en Belgique à 8,1 % en 2022, contre 2,44 % en 2021. “Nous le ressentons déjà, poursuit Fabrice Lemproye. Pour Les Ardentes (du 7 au 10 juillet sur un nouveau site implanté à Rocourt - NDLR) les coûts de production ont augmenté de 30 à 70 % selon les postes. C’est plus que le taux d’inflation. Nos fournisseurs et prestataires de service répercutent les hausses des prix de l’énergie et des matières premières dans leur devis. Mais certains profitent aussi de la concurrence des festivals pour spéculer et gonfler leurs prix. En cette année de reprise, le recrutement de techniciens (son, lumière…) pose également problème. Beaucoup d’entre eux ont changé de métier après avoir été mis en chômage technique pendant la pandémie. Il y a enfin une pénurie de structures scéniques et de matériaux en Belgique. On doit se fournir à l’étranger, ça fait augmenter les délais et les frais de livraison. C’est très difficile, tout le monde ne va pas tenir.

Pour le public, il est encore trop tôt pour voir les répercussions. “Beaucoup de festivaliers qui avaient réservé pour nos deux éditions annulées des Ardentes en 2020 et 2021 nous ont fait confiance, poursuit Fabrice Lemproye. Ils n’ont pas demandé à être remboursés. Leur ticket est toujours valable cette année. Mais pour les nouveaux concerts ou les nouveaux festivals comme ATØM, nous repartons de zéro et il y a bien sûr un risque. Mais bon, avant le Covid, il y avait déjà des risques. Des concerts qui ne remplissent pas comme prévu, ça a toujours existé.

Nouveaux comportements

Lorsque les signaux de la réouverture de la culture sont passés progressivement au vert fin 2021/début 2022, plusieurs initiatives ont été dévoilées. Outre les nouveaux festivals lancés cette année, certains événements, comme Dour Festival et Ronquières Festival, ont annoncé qu’ils rallongeaient leur édition (sept jours au lieu de cinq à Dour, trois jours au lieu de deux à Ronquières).

D’autres préfèrent miser sur l’accueil et l’extra-musical. “Aux Solidarités, on ne veut pas ajouter une scène ou des noms à l’affiche, explique son directeur Denis Gerardy. La pandémie a changé les comportements. Il y a encore beaucoup d’incertitudes liées à des facteurs sanitaires, économiques et sociologiques. Le public qui avait l’habitude de se rendre dans des festivals de masse a-t-il encore envie de rester plusieurs jours sur le même site, faire la queue pour acheter ses tickets boissons, payer pour son parking, courir d’une scène à l’autre pour ne rien rater? Est-ce que tout ça donne encore envie quand on a arrêté de le faire pendant deux ans et qu’on a peut-être découvert d’autres sources de divertissement? Personnellement, je ne crois pas que la solution pour un festival comme Les Solidarités qui attire un public d’adultes et d’enfants, réside dans le quantitatif ou une succession de noms. La programmation de notre édition 2022 est qualitative (Clara Luciani, Benjamin Biolay, Bernard Lavilliers, L’Or du Commun…), mais nous allons élargir les espaces, mettre des manèges pour les gosses, organiser plus de débats citoyens. Bref, il y aura autre chose que de la musique.”

solidarités

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Changements des habitudes, concurrence, budgets plus serrés, préventes qui démarrent plus timidement… Il est de plus en plus difficile de faire des pronostics sur l’affluence des concerts et des festivals et de dresser des tendances. Chaque exemple de concert “sold out” a aussi son contre-exemple de flop. Ainsi aux Nuits Botanique, en mai dernier, Moustique a assisté le même week-end à des concerts devant un public clairsemé et d’autres, à quelques mètres de là, dans des salles remplies, avec pourtant une même ligne éditoriale. Après deux éditions perturbées par les mesures sanitaires, Paul-Henri Wauters, organisateur des Nuits, se félicite pourtant d’avoir accueilli 36.000 personnes, “un bilan globalement positif”.

Une chose est certaine. Pour les valeurs sûres, c’est le gros carton. Coldplay bat tous les records avec 200.000 tickets vendus pour ses quatre concerts au Stade Roi Baudouin (lire notre encadré). Tool, Eric Clapton, Patti Smith, Mogwai, Patrick Bruel, Billie Eilish viennent de jouer chez nous à guichets fermés.  Pareil pour Harry Styles qui jouent d’ici quelques jours. Chez les Belges, Loïc Nottet, Damso, Mustii, Typh Barrow, Angèle ou Charles attirent beaucoup de monde. Cet été, après le Graspop et les trois festivals de Werchter, les trois week-ends de Tomorrowland sont également complets. Par contre, deux “petits” festivals (le Female Metal League Festival à Lessines en mai et l’Insane Metal Fest à La Louvière en juin) ont annulé faute de prévente suffisante. Lancé par Rock Werchter, le Encore Festival prévu le 26 juin a été très rapidement annulé et son affiche ajoutée à celle de TW Classic se déroulant sur le même site la veille. “Certaines bonnes idées que nous avions en janvier ne le sont plus aujourd’hui”, commente son initiateur Herman Schuermans. Pour les Ardentes, ça s’annonce plutôt bien. “Les préventes nous rassurent et permettent d’être moins stressés, se réjouit Fabrice Lemproye. La capacité de notre nouveau site est passée de 25.000 à 50.000 personnes. Nous sommes sold out pour le “combi 4 jours”  et la journée de clôture le 10 juillet avec Orelsan et Stromae. Notre camping d’une capacité de 20.000 places est rempli. De manière générale, on se rend compte que les concerts de musiques festives comme le hip-hop ou l’électro qui attirent un public jeune fonctionnent bien. C’est aussi le cas pour les blockbusters. Par contre, c’est plus compliqué pour les événements trop généralistes ou les projets plus pointus. Un peu comme au ciné où tout le monde se rue sur Top Gun: Maverick alors que les films d’auteur souffrent.”

Bashing téléguidé

Si l’année 2022 est celle de la transition et du renouveau, de “mauvaises” habitudes ont repris dans le milieu. Le bashing “antifestival” est violent ces dernières semaines sur les réseaux sociaux. Morceaux choisis? “Les Ardentes ne programment pas assez d’artistes féminines, boycott!”, “Le CORE est trop flamand”, “L’ATØM fait de la concurrence déloyale”. Après une magnifique solidarité affichée pendant la pandémie, notamment au sein des membres de la Fédération des festivals de musique Wallonie-Bruxelles (FFMWB), la tension est palpable.

Je ne prends pas la peine de réagir. Ces attaques sont souvent téléguidées, se désole Fabrice Lemproye. Pendant la pandémie, nous avions tous le même “ennemi”: le Covid. Mais les vieux réflexes sont revenus, chacun veut défendre son pré carré. Quand on lance un nouveau projet et qu’on essaye de réagir aux nouvelles attentes du public, ça ne fait pas plaisir à ceux qui ne veulent rien changer.”  Organisateur du Ronquières Festival, Gino Innocente va dans le même sens. “Ces guéguerres sont ridicules. Le concurrent du Ronquières Festival, ce n’est pas forcément Dour ou les Francofolies de Spa. C’est l’abonnement Netflix, ce sont les mini-trips, les promos pour les vols low cost vers des festivals qui sonnent plus “exotique”. Pour un budget égal ou moindre que les années d’avant-Covid, le public a beaucoup plus d’autres possibilités de se divertir aujourd’hui. Au final, c’est le public et lui seul qui décide et, à l’heure où je vous parle, il semble valider notre affiche 2022.

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