
Dans les coulisses du journal papier devenu entièrement numérique depuis 2015

L’application est gratuite. L’abonnement aussi. Tous les matins à 5h30, les lecteurs reçoivent une édition sur leur tablette avec une vraie « Une » comme dans le papier et les mêmes sections. Une rubrique santé a été ajoutée. Elle a permis des rentrées publicitaires tout en positionnant « La Presse + » en concurrence avec les magazines. Le lecteur peut avoir des trajets de lecture différents, en profondeur ou non. « En fonction de la position de l’info, du jour et de l’heure de la mise en ligne, on sait prédire le nombre de personnes qui vont lire et voir la publicité », explique Yann Pineau, directeur « amélioration continue » de « La Presse + ».
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Un modèle unique au monde
Comment est-ce que ce journal papier bien ancré dans sa région de diffusion en est arrivé là? En 2010, quand l’iPad est sorti, l’actionnaire a affirmé que "le papier c’était presque fini." « Et on n’avait pas les moyens suffisants pour le site web en même temps », justifie Yann Pineau. Le média, qui reposait sur 80% d’abonnés, a alors géré la décroissance du papier tout en créant son projet numérique. A ce moment-là, il n’existait encore nulle part d'exemple de modèle purement numérique. « On a dû investir pour trouver et développer les outils. On avait encore un tirage papier à 200.000. Mais au-delà des chiffres, ce qui nous faisait peur, c’était l’augmentation de l’âge du lectorat. On était un journal de référence. On a voulu garder ça. Et l’ensemble nous a permis d’avoir des revenus pub au dessus de la moyenne. On voulait sortir du cercle vicieux ou on perdait de la profitabilité. »
Imprimer et distribuer du papier coûte cher
"La Presse +" a alors investi dans la technologie, mais aussi dans le contenu. Il a fallu changer les mentalités à tous les niveaux. Et accompagner les lecteurs petit à petit du papier vers la plate forme. Fin 2015, le papier a été abandonné. « On a absorbé une chute des abonnements papier qui nous rapportaient, mais on a augmenté en même temps les revenus pubs sur la plate forme. » Miracle ? Non. "La Presse +" a connu des baisses de revenus. Mais la chute a été moindre qu’ailleurs. Imprimer et distribuer du papier coûte cher. Et tout le personnel n’a pas pu être gardé. « Mais ça s’est fait lentement à partir de 2003 et en concertation avec les syndicats. Les derniers employés liés au papier partent maintenant à la retraite. Seuls les dirigeants qui n’étaient pas d’accord avec la stratégie numérique ont été licenciés », explique Yann Pineau. Une bonne centaine de personnes ont été engagées pour les aspects technologiques. Le nombre d’employés dédiés à la vidéo est passé de 4 à 30 personnes.
Pour que les lecteurs prennent du bon temps
Les lecteurs de "La Presse +" passent 40 minutes par jour en moyenne sur la tablette et ne souhaitent pas y consacrer plus de temps. Du coup, ce qui marche le mieux, c’est les vidéos de 10 secondes. « On a arrêté d’investir pour le moment dans la vidéo parce qu’on n’a pas trouvé le "bon" modèle. On a eu des prix prestigieux pour nos longs formats, mais ce n’est pas rentable », signale le directeur de "La Presse +". « On veut surtout que les gens prennent du bon temps sur leurs écrans ». Les deux tiers des lecteurs papier ont effectivement migré vers la plate forme. D’anciens lecteurs, qui étaient partis pour des raisons de prix, sont revenus. Et des nouveaux sont arrivés. Les deux tiers des lecteurs sont aujourd’hui dans la tranche 24-50 ans alors qu’ils étaient 46% en papier.
Pour parvenir à ce format unique, un chantier lié au publicitaire a été mené en parallèle avec le chantier rédactionnel. « On peut exactement dire à l’annonceur combien de gens voient la pub, et combien de temps ils la regardent. On n’a pas augmenté le volume de revenus publicitaires. Mais on a réduit nos coûts: donc on flotte », avoue le directeur. Tout est gratuit pour le lecteur mais le journal canadien explore un nouveau produit pour le téléphone qui sera en partie payant. La moitié du trafic des infos crées par des médias aujourd’hui passe sur le téléphone, dans l’ensemble du monde occidental.
"Non à la dictature du clic"
Pour les journalistes de « La Presse + » , le métier de base n’a pas changé. Ce qui a changé c’est le rendu. « On a exploité tous les modes de story-telling. Le reporter doit travailler avec le graphiste pour scénariser l’information. Cela demande plus de planification et de se parler plus en équipe. On écrit toujours aussi long mais il faut segmenter. » "La Presse +" compte 15 photographes . Les reporters ne font pas d’images dans un souci de qualité, mais la direction aimerait que de temps à autre, le journaliste fasse des photos en cas de nécessité. Les journalistes n’hésitent pas par ailleurs à repiquer photos et vidéos sur Facebook, dans le cas des faits divers par exemple.
Le ministre Marcourt traverse à grandes enjambées la rédaction québécoise tandis que celle-ci s'active. Le directeur de la publication n'a pas pu être présent pour la rencontre: il gère un conflit syndical. Des petits panneaux « non à la dictature du clic » ont été accrochés à chaque bureau. Une action syndicale assez dure est en cours. Le modèle numérique montre là aussi ses limites. Et le ministre des médias est resté, au final, très dubitatif.