
"Le choix de Danielle": quand héberger des migrants mène au conflit familial

Danielle s’est installée au fond de la salle de projection de Bozar. Inconnue parmi le public, elle est venue assister à l’avant-première d’un documentaire dont elle est l’héroïne, Le choix de Danielle (diffusé ce soir sur La Trois). Ce film réalisé par Safia Kessas et Mathieu Neuprez résulte d’une initiative de l’Union européenne de radio-télévision (UER), cofinancée par la Commission européenne et baptisée New Neighbours. L’objectif est de transmettre de vraies informations sur les migrations, de combattre les stéréotypes et de donner la voix aux réfugiés dans toute la Communauté européenne. En tout, neuf médias de service public, dont la RTBF, font partie du projet.
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“En encourageant la participation directe à la production médiatique et à la dynamique interculturelle, nous espérons favoriser la tolérance et l’acceptation des migrants et des réfugiés dans les États membres de l’UE”, espère l’initiative. La ligne directrice pour les neuf projets participants? Trouver un “conflit” entre un ancien “voisin” et un nouveau (le réfugié).
Dans Le choix de Danielle, ce conflit est très personnel. Hébergeuse de migrants depuis plus de deux ans, cette pensionnée s’est investie dans l’accueil et l’accompagnement de ces personnes en difficulté. Trop investie? C’est en tout cas l’avis de sa fille, Francesca, qui se sent délaissée par sa mère. Grâce à une approche intimiste, mais jamais voyeuriste, Le choix de Danielle interroge cette opposition entre les deux femmes dans un documentaire aussi touchant que drôle. “Je voulais raconter le coût psychologique de l’engagement qui repose sur des familles alors que c’est un coût qui devrait être pris en charge par la société. Ça crée des déséquilibres, des contrastes, ça réveille d’anciens conflits”, nous explique Safia Kessas.
Recadrage nécessaire
Son reportage filme les deux femmes dans leur confrontation. On comprend Francesca qui veut retrouver l’esprit familial de la maison et les dîners conviviaux autour d’un bon plat italien. “Il n’y a pas de limite dans l’hébergement de ma mère. Il y a du va-et-vient tout le temps. Je trouve ça très chouette qu’elle le fasse, mais toute sa vie tourne autour des réfugiés”, regrette-t-elle. Mais on comprend aussi Danielle, alertée par la détresse de ces jeunes hommes qui ont dû fuir un pays où ils étaient en danger de mort et qui, arrivés en Belgique, n’ont trouvé que l’herbe boueuse du Parc Maximilien. “Ma maman était famille d’accueil, il y avait toujours du monde à la maison. Pour moi, ça coulait de source”, nous explique simplement Danielle
La tension avec sa fille est tellement forte qu’elles feront appel à une médiatrice, d’ailleurs souvent appelée pour régler les conflits dans les familles d’hébergeurs. “L’hébergement est quelque chose d’émotionnellement engageant, nous explique Anne-Catherine de Neve, coordinatrice de l’hébergement de migrants pour une partie du Brabant wallon. L’intervention d’une médiatrice est assez fréquente. Dans certaines familles, on opère parfois un recadrage de l’hébergement.” Cela arrive lorsqu’un membre de la famille (très souvent la femme - 60 % des personnes qui proposent des hébergements pour les migrants sont des femmes) porte plus le projet que les autres. “Héberger demande une disponibilité d’esprit, car face à leur détresse, c’est facile de se laisser emporter. Le recadrage de la part des proches est dans ces cas-là très sain.” Elle-même hébergeuse, elle a dû diminuer sa capacité d’accueil pour pouvoir continuer à gérer en parallèle sa vie de famille. “Quand les enfants signalent aux parents que c’est too much, ceux-ci doivent entendre car les enfants ne sont probablement pas loin de la vérité.”
Convaincue de son action, Danielle reste toutefois à l’écoute de sa famille. Depuis quelque temps, elle a arrêté d’héberger la semaine et accueille deux à trois réfugiés chez elle, mais uniquement le week-end. Ne parlant pas anglais, elle communique avec ses invités via Google Translate. De la voix robotique de Google ou des messages WhatsApp, naissent parfois des relations très fortes. “Je suis en contact toutes les semaines avec les premiers que j’ai accueillis. Certains ont laissé des valises chez moi et dès qu’ils ont réussi à passer en Angleterre, je les leur envoie, avec parfois des petits cadeaux comme des chocolats et des biscuits.” Quand elle reçoit enfin l’appel de l’un d’entre eux lui annonçant son arrivée outre-Manche, l’émotion est indescriptible: “C’est difficile à expliquer, je ris et je pleure en même temps”.
Deux ans plus tard…
Pour Anne-Catherine, cet engagement très fort dans lequel se plongent certaines familles n’est, à long terme, ni possible, ni sain. “Ça fait plus de deux ans qu’on a commencé à héberger. Après autant de temps, on n’imaginait pas qu’on en serait encore là, on pensait qu’il y aurait une prise de conscience et des décisions de la part du politique. Ce n’est pas normal qu’on fasse ça, ce n’est pas le rôle des citoyens de sauver la vie de ces gens.” D’une simple douche, d’un lit et d’une tasse de thé, l’accueil des réfugiés a aussi évolué vers un plus grand investissement. “On va avec eux dans les centres fermés, on leur donne accès à leurs droits de justice, à l’information, on les accompagne dans leurs demandes d’asile… avec ce que ça implique au niveau émotionnel. Cet investissement prend du temps et change certainement les équilibres dans les familles.”
Dans celle de Danielle, le conflit ne sera peut-être jamais totalement résolu, mais la médiation aura permis à chacune d’entendre l’autre. “Je n’imaginais pas qu’avec le peu que j’ai à donner, ils soient si reconnaissants. Je me dis qu’on est utile, qu’on leur apporte de la sérénité, du confort et de la chaleur”, nous explique Danielle. À la fin de la projection, la salle applaudit avec émotion l’hébergeuse qui s’éclipse ensuite discrètement. Danielle n’est pas quelqu’un qui s’expose. Elle est une super-héroïne de l’ombre dont le monde a plus que jamais besoin.