
Rencontre avec Raoul Peck, l'homme derrière I Am Not Your Negro

"L'histoire des États-Unis, c’est l’histoire des nègres en Amérique. Et ce n’est pas un joli tableau.” Les mots de James Baldwin résonnent encore. C’est la force de cet écrivain américain exilé en France pour fuir la ségrégation dans les années 50 et décédé en 1987. Celle d’avoir réussi à former un discours clair et incisif qui insiste sur les vérités détestables et les leçons tirées des moments les plus troubles de l’histoire. Déjà auteur du très remarqué Lumumba, Raoul Peck s’est lancé dans une sorte de collaboration posthume avec Baldwin et livre I Am Not Your Negro, docu poignant nommé aux Oscar et récompensé aux César.
La lecture de votre article continue ci-dessous
Sans être obligé de faire intervenir experts actuels et témoins prétextes - les propos de Baldwin enregistrés à la télé américaine dans les années 60 se suffisent -, Peck a toutefois demandé à Samuel Lee Jackson de lire des extraits d’un texte inédit, Remember This House. Inachevé, cet essai révèle avec intensité le parcours et l’héritage de trois de ses amis proches: Medgar Evers, Martin Luther King et Malcolm X, tous trois assassinés. Peck arrive à rendre la puissance des mots de Baldwin dans un témoignage très actuel porté par des images d’archives souvent dures, mais bonnes à montrer à l’heure de Trump et de la montée d’un racisme “décomplexé” en Europe.
Raoul Peck - Belga Image
I Am Not Your Negro est basé sur des propos de James Baldwin. Ses livres vous ont-ils aidé à vous construire?
RAOUL PECK - J’ai eu de la chance, j’ai découvert Baldwin très tôt dans ma vie. Je devais avoir 17 ans. J’ai lu La prochaine fois, le feu et ça m’a transformé. Il m’a donné une structure de pensée qui m’a éclairé sur nombre d’ambiguïtés que je ressentais, de choses inexpliquées auxquelles il donnait un nom. Ces explications humanistes, politiques, ont été fondamentales.
C’est ce que vous vouliez avec ce film, que l’on se réapproprie ses écrits?
R.P. - Baldwin est quelqu’un qui a la faculté de recentrer tout le monde sur les choses essentielles. Nous sommes dans une époque où tout flotte de manière égalitaire, toutes les opinions se valent, l’une approximative est aussi valable que les rendus scientifiques de quelqu’un qui a travaillé 40 ans sur le sujet. On est dans le règne de celui qui gueule leplus fort. Baldwin force à revenir à l’essentiel. Les Européens devraient aussi se regarder dans la glace.Lors de ces trois dernières décennies, j’ai vu la discussion publique s’appauvrir, j’ai vu comment les clivages idéologiques et politiques se sont éliminés mutuellement. Cela participe aussi de l’état actuel de nos sociétés.
Vous avez travaillé dix ans sur ce film, une décennie pendant laquelle est né le mouvement Black Lives Matter focalisé sur la violence envers les Noirs.
R.P. - C’est la partie aberrante de ce projet: lorsque je le commence, c’est une manière pour moi de revenir aux sources, de recentrer le débat, de donner des arguments à une situation qui était au pointmort, et petit à petit on a vu les aspects les plus déroutants et les plus macabres de cette histoire revenir sur le devant de l’actualité. On a assisté à la résistance de cette nouvelle génération lancée dans les rues et là le film a été rattrapé par l’histoire.
Vous citez le rappeur Kendrick Lamar dans les crédits du film. Est-ce une manière de raccrocher l’histoire au présent?
R.P. - Kendrick Lamar fait partie de ces jeunes artistes qui ont une pensée profonde et une analyse précise de leur réalité. Il les exprime sous une forme artistique formidable, ce qui participe du film où on passe du blues au jazz, du spiritual au music-hall hollywoodien, et bien sûr au rap. C’est une manière en effet de boucler la boucle.
Le film affiche aussi une volonté de se réapproprier l’histoire face à Hollywood qui l’a confisquée…
R.P. - Absolument. Puisque le cinéma américain est dominant, nous avons tous grandi avec cette narration de la grande épopée américaine, du monde libre et conquérant, du rêve américain qui finalement est un rêve bâti sur le génocide des Indiens et l’esclavage. Cette bulle, il fallait la percer: c’est un mensonge. C’est ce que Baldwin arrive à faire, en montrant qu’à travers John Wayne qui massacre les Indiens dans tous ses films, on ne dévoilait pas une épopée inoffensive. Elle a été meurtrière, elle a laissé des traces.
On redécouvre également l’histoire de Medgar Evers, Martin Luther King et Malcolm X, qui au début ne partageaient pas le même point de vue, mais se sont rejoints par la suite…
R.P. - Ça aussi, c’est une aberration. Quand on pense qu’aussi bien Martin Luther King que Malcolm X s’étaient rapprochés alors qu’aujourd’hui on continue à faire passer l’un pour le pasteur non-violent et l’autre pour la torche raciste de l’Amérique noire alors que les deux se sont retrouvés à la fin de leur vie et étaient d’accord qu’il fallait dépasser la question de race et poser la question de classes. Ils avaient évolué dans leur analyse de l’Amérique, où l’expression raciale n’était qu’un paravent derrière lequel se cachait le pouvoir.
I Am Not Your Negro a rencontré un énorme écho dans les salles de cinéma américaines. Qu’espérez-vous de sa distribution en Europe?
R.P. - L’Europe ronronne, mais ça fait longtemps qu’elle n’en a plus les moyens. Croire que l’on va résoudre le problème de l’immigration alors que l’on continue à faire des guerres à l’extérieur, c’est là encore une manière de sous-estimer la capacité humaine des gens à trouver la vie ailleurs. On peut faire des murs où l’on veut, mais ils seront toujours détruits. L’histoire ne les a jamais tolérés. La tragédie d’Aulnay-sous-Bois (l’agression du jeune Théo par quatre policiers - NDLR) est actuellement en train de déraper parce que les institutions ne se rendent pas
compte du côté explosif de cette situation. On entend encore des discours inacceptables à la télévision nationale. Le but de mon film est justement de remettre en question la société américaine comme la société européenne.