Notre police en questions

Avant la mort de Josef Chovanec, mais après celle de George Floyd, nous avions sondé nos forces de l’ordre, déjà visées par de nombreuses accusations de racisme et de violences illégitimes. Dans notre société polarisée, l’institution en perte de repères doit se réinventer. Grâce à de nouvelles recrues aux valeurs plus en phase avec la société actuelle, mais aussi dans ses fondements mêmes.

BELGA

Casque sur la tête, Max (nom d’emprunt) tient le bouclier devant lui. Sans broncher, le jeune inspecteur de police se protège des pavés. Il encaisse le choc, garde sa position. En ce samedi 17 décembre 2011, Matonge voit passer une manifestation liée aux présidentielles congolaises. Elle dérape. Une pluie de vuvuzelas, de pierres ou de poubelles s’abat sur les forces de l’ordre. Des casseurs endommagent vitrines de magasins et voitures. Les unités de la zone Bruxelles Capitale Ixelles semblent impassibles, puis chargent enfin.

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Comme simple inspecteur, tu es dans les lignes, entre guillemets comme un petit soldat. Tu es là et tu subis. Quand on te jette des pavés, tu ne prends pas d’initiative. C’est parfois frustrant, car quand vient l’ordre de charger, tout le monde s’est barré, les casseurs en premier.” Le dispositif est lourd et la coordination connaît quelques ratés. Derrière chaque unité d’inspecteurs, un premier gradé attend les ordres d’un commissaire. Ceux-ci viennent du responsable d’escadron en contact avec le bourgmestre. "La tactique est plus défensive que dans la police française. Résultat: plus de devantures cassées, mais moins de blessés.

Mais toujours trop pour une partie de la population. En ce mois de juin 2020, 10.000 personnes crient leur colère sur la place Poelaert. Soit près de dix années plus tard. Les manifestants entendent protester contre les violences policières et le racisme. Des incidents éclatent à nouveau à Matonge. Les images de la mort de George Floyd, étouffé par un genou policier aux États-Unis, embrasent les esprits. Voilà plusieurs mois que la police belge essuie de multiples accusations de racisme ou de violences illégitimes. Toujours à l’instruction, la mort d’Adil le 10 avril dernier, un jeune Anderlechtois percuté par une voiture de police, a fait monter la tension. Comment les forces de l’ordre vivent ces critiques? Quel est leur état d’esprit général? Estiment-elles une remise en question nécessaire et quels seraient les chantiers prioritaires pour s’améliorer?

Faillite de l’autorité

L’ensemble de la maison police vit en réalité très mal ces critiques récurrentes. Permanent à la CGSP, Eddy Quaino parle de stigmatisation. “Ils me disent tous qu’ils en ont marre, qu’ils ne sont ni racistes, ni violents. On est d’ailleurs hyper-attentif à ça.” Max, notre inspecteur de police bruxellois, parle d’amalgames: “La mort de Floyd, c’est un scandale. Aucun policier ne dira le contraire. Mais dire que tous les policiers sont violents et racistes, c’est comme dire que telle ou telle communauté n’est composée que de voleurs”. Directeur des opérations dans une zone du Brabant wallon, un commissaire souffle: “Cela me fait vraiment mal quand j’entends dire que les policiers sont racistes. J’en connais des centaines qui ne le sont pas. Après, je comprends les citoyens qui voient les images à la télé, car on n’y montre que le négatif”.

La nuance ne caractérise pas souvent le débat public. La question policière ne fait pas exception. Une partie de la population accuse de violences toutes les forces de l’ordre. À l’inverse, le ministre de l’Intérieur parle d’une absence de racisme. Syndicat majoritaire au sein de la profession, le SLFP n’apaise pas le débat en s’attaquant violemment à la Ligue des droits humains (LDH). “Il y a deux groupes qui nous accusent. Le premier, ce sont les crapules qui ont intérêt à ce que le chaos s’installe et qui s’attaquent donc à nous. Le second, qui est un vrai danger pour la démocratie, est composé de gens qui vivent dans un certain angélisme. Ils nous accusent de racisme et de violences. Ils ont même créé un site Internet pour des plaintes. D’abord ObsPol, puis Police Watch.” Voilà donc la LDH accusée de danger pour la démocratie. Vous avez dit un débat crispé? Tous les policiers se rejoignent en tout cas sur le piège d’une comparaison facile avec les États-Unis. “Nos modalités d’action et les formations diffèrent très fort.

La hausse des critiques extérieures va de pair avec la dégradation du climat en interne. Pas neuf, le malaise s’aggrave ces dernières années. Professeur de cours de police et fonction de police à l’ULiège, Vincent Seron évoque une relation amour-haine entre citoyens et forces de l’ordre. “Quand on estime qu’elles servent nos intérêts, elles sont vues positivement. A contrario, elles peuvent être vues comme une cible de critique potentielle. Après les attentats à Bruxelles et Paris, la police était considérée comme incontournable. Il y a eu une vision un peu plus légitime du travail policier entre guillemets. Les discours à son égard ne sont plus aujourd’hui si positifs.” D’autant plus injuste, selon les principaux intéressés, au regard de la complexité et de la dangerosité de leur travail. “Les missions induisent des risques psychologiques et physiques. Les collègues qui ont choisi ce métier le font pour un certain idéal, pas pour l’argent. On ne devient pas riche en étant policier”, insiste Vincent Gilles, président du SLFP.

Héros sans médailles

Avec quasi 40 années de carrière au compteur, l’homme pointe plusieurs évolutions sociétales. D’abord la violence croissante. “Même les citoyens entre eux. Avant, les accidents se terminaient toujours par un constat à l’amiable. Aujourd’hui, ce sont régulièrement des injures, voire des coups.” Ensuite la perte de respect pour l’autorité. Comme les médecins, les scientifiques ou encore les enseignants, les “Bleus” en font aussi l’amère expérience. La police est à l’image de la société, voilà le constat répété par nos interlocuteurs à maintes reprises. La réticence à l’autorité fait d’ailleurs également rage au sein même des forces de l’ordre. Professeur à l’académie de Jurbise, David Quinaux observe: “C’est un problème générationnel au sein de la société. De nombreux officiers me parlent d’un problème avec le cadre moyen, soit les inspecteurs principaux. Ce sont eux qui sont censés diriger, contrôler les hommes sur le terrain”. Celui qui officie aussi comme porte- parole de la police de Charleroi a bien sa petite idée pour améliorer la situation. Que chaque montée en grade implique un changement de service. “Comment contrôler de manière objective les gens avec qui on a travaillé des années? C’est extrêmement compliqué, voire impossible.”

Une partie de la population nourrit une méfiance croissante envers ses dirigeants. Les policiers font pareil pour leur hiérarchie. “Elle ne nous soutient pas assez”, assure Vincent Gilles. Les syndicats durcissent le ton. Pas le choix. Une partie de leurs affiliés en effet leur intentent aussi un procès en légitimité. Dernier exemple en date, la manifestation policière de juin dernier organisée sans le feu vert syndical. Une première historique qu’il faut prendre au sérieux, insiste Vincent Seron. “Les manifestations de fonctionnaires de police sont rares. Il y a quelque part un signal d’alarme.” David Quinaux évoque un phénomène de “giletjaunisation”. “Ils ont un groupe Facebook, avec par exemple des adeptes de la théorie du complot. C’est vraiment le reflet de la société en général.” Ces tensions internes combinées aux critiques extérieures ne favorisent pas la remise en question. “La police doit-elle le faire? La réponse est non!”, balaie d’ailleurs le président du SLFP.

Le pari de la diversité

Notre criminologue de l’ULiège confirme: “On est aussi comme dans pas mal de professions face à un certain corporatisme et ce n’est pas forcément un qualitatif négatif. Mais qui dit corporatisme dit défense des intérêts des membres de la corporation”. Pour David Quinaux, deux évolutions ont fait très mal aux services, ces 25 dernières années. D’abord la perte de nombreux pouvoirs. “Un seul exemple parmi d’autres: la fin de la possibilité de sanctionner les personnes non porteuses de leur carte d’identité sur la voie publique.” Ensuite la suppression des distinctions honorifiques voilà 20 ans. “Depuis lors, les policiers n’en ont plus reçu! Ça commence juste à être régularisé. Oui, cela a une utilité. On exerce un métier sans reconnaissance. Vous avez beau sauver la vie à quelqu’un, il ne va pas vous remercier.” Enfin, la solution passera aussi par la police de proximité, estime Vincent Seron. “Les études montrent qu’un contact plus fréquent et positif fait que le citoyen a plus confiance dans sa police. Or, de toutes les composantes policières, celle de proximité est la moins valorisée en interne, et pas juste financièrement.”

Inutile toutefois de complètement noircir le tableau. Certaines initiatives fleurissent au niveau local. Dès la création de la zone de police Bruxelles Nord au début des années 2000, qui gère un territoire de 200.000 habitants, ses responsables ont mis l’accent sur l’ouverture à la diversité. Mis en place en 2010, le réseau interne Bruno@attitudes vise à la promouvoir. Son coordinateur, Théo Van Gasse tient beaucoup au programme. “L’ouverture à la diversité au sens large, ça me touche au cœur.” Le projet a déjà gagné ses lettres de noblesse. Notamment une foule de conférences et formations menées par Genres Pluriels, Les Amis des Aveugles, ou encore Unia. “Avec ces derniers, on a créé un cursus qui fait désormais partie de la formation barémique de la police intégrée”, se félicite le commissaire. L’homme a fait ses comptes. Au sein de la zone, environ 12 % des effectifs seraient d’origine non européenne. “C’est de loin beaucoup plus qu’ailleurs, même si le chemin à parcourir reste long.” Un échange actuel de bonnes pratiques en matière de diversité le rappelle. Bruxelles Nord mène ce programme avec les zones de Malines, Anvers et Gand. Une cinquième zone faisait initialement partie du projet, mais a abandonné. Deux autres ont refusé de participer.

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