L'affaire Sanda Dia révèle-t-elle une justice de classe ?

Des voix s’élèvent pour dénoncer l’arrêt rendu pour le bizutage mortel de Sanda Dia. Les magistrats, eux, se drapent dans leur dignité.

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En décembre 2018, Sanda Dia, qui entamait alors ses études d’ingénieur à la KU Leuven, a subi un bizutage de trois jours avec deux camarades. Il a dû ingurgiter une quantité phénoménale d’alcool, sans pouvoir s’hydrater pour faire baisser son alcoolémie, puis séjourner dans un trou d’eau glacée dont il était ressorti en hypothermie. Le “bizuté”, âgé de 20 ans, avait aussi été contraint de boire une mixture très salée à base d’huile de poisson. Une surdose de sodium a entraîné un œdème cérébral auquel il n’a pas survécu. Il est mort à l’hôpital deux jours après avoir été admis aux soins intensifs. Sanda Dia, un Anversois né de père mauritanien, n’était pas du même milieu social ni de la même couleur de peau que les organisateurs du bizutage, issus du cercle Reuzegom.

Ce sont dix-huit de ses camarades d’études, membres de la fraternité Reuzegom, qui ont été renvoyés en procès pour répondre notamment d’“homicide involontaire”, “traitement dégradant” et “non-assistance à personne en danger”. Le 26 mai, la cour d’appel d’Anvers a condamné les dix-huit étudiants à des travaux d’intérêt général d’une durée de deux cents à trois cents heures, et à 400 euros d’amende chacun. À l’audience, en mars, le parquet avait réclamé des ­peines allant de dix-huit à cinquante mois de prison.

Le jugement, clément à l’encontre des accusés, a suscité de vives réactions en Flandre, dont celle du président du CD&V, Sammy Mahdi, et du PTB qui dénonce une “justice de classe”. Le président du MR, Georges-Louis Bouchez a estimé que “l’affaire Sanda Dia illustre une nouvelle fois une justice trop souvent laxiste. Comment des individus peuvent-ils faire subir de tels traitements à un être humain? Minimiser de tels actes avec des peines aussi ridicules en dit long sur un certain état d’esprit. La justice ne doit pas réagir comme une caste assiégée face à cette affaire mais au contraire en étant ouverte aux besoins de la société et à ses interrogations”.

"Le réquisitoire était pourtant plus sévère..."

Jacques Englebert est avocat et assesseur au Conseil d’État. Il enseigne également à la Faculté de droit de l’ULB.

"Je comprends l’émoi à plusieurs titres. Tout d’abord, il faut rappeler le caractère ignominieux des faits qui n’a rien à voir avec un bizutage. Ensuite, objectivement, la cour a été clémente. Le réquisitoire du parquet était beaucoup plus sévère avec des peines de prison lourdes. La cour d’appel s’est contentée de peines de travail pour les 18 auteurs des faits. C’est interpellant car ce n’est pas tous les jours qu’on constate de telles différences. Ceci dit, je suis plutôt favorable à une justice clémente. Mais alors il faut que ce soit pour tout le monde.

La presse a décidé de ne pas révéler les noms pour favoriser la réinsertion de jeunes de bonne famille. Ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit d’un petit délinquant. Ici, on fait valoir le respect de la vie privée. Or, la règle, c’est que lorsque vous êtes l’auteur d’un délit, vous basculez dans la sphère publique. Le rôle d’un journaliste est d’être les yeux et les oreilles des citoyens. Dans le même ordre d’idées, on aimerait savoir où ils vont purger leurs peines et s’assurer qu’ils feront effectivement toutes leurs heures. La société veut savoir comment les auteurs vont prendre conscience de la gravité de leurs actes. En taisant cela, la presse nourrit le sentiment que les auteurs sont privilégiés. Et puis, le juge tient compte de la façon dont le délinquant s’est comporté entre les faits et le jugement. Ici, les jeunes ont pu poursuivre leurs études et ont même pu accéder à des universités à l’étranger. Un petit dealer issu d’un milieu ­défavorisé serait, lui, toujours dans une situation dramatique. Donc il y a une question de milieu.

Le Collège des cours et tribunaux s’est fendu d’un communiqué pour dénoncer une violation de l’État de droit parce qu’il y a des critiques sur cet arrêt. Ce n’est pas de sa compétence. Il s’agit d’un organe de gestion des tribunaux. Or, critiquer les décisions judi­ciaires est un droit absolu. Ce n’est pas une atteinte à l’État de droit. Ce qui par contre est une très grave atteinte à l’État de droit, c’est la non-exécution par l’État de plus de 7.000 décisions judiciaires condamnant Fedasil à propos de l’accueil des migrants. Bizarrement le Collège des cours et tribunaux n’a diffusé aucun communiqué à ce sujet…

Enfin, la cour d’appel explique que si les peines sont clémentes, c’est parce qu’ils ont déjà été jugés par les campagnes de presse. C’est une confusion totale des rôles. À ce prix-là, Dutroux aurait dû être acquitté. C’est une atteinte à la publicité et la porte ouverte à toutes les dérives. Une justice qui deviendrait secrète nourrit beaucoup de fantasmes et un sentiment d’injustice."

Sanda Dia

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"Taxer un juge de racisme? Pas raisonnable"

Luc Hennart est président honoraire du tribunal de première instance de Bruxelles.

"Il faut être prudent. Le débat file dans tous les sens. Le ­comportement de ce club étudiant pose effectivement problème. On ne peut écarter l’hypothèse que dans la magistrature il y ait éventuellement des conceptions racistes. Les juges sont des êtres humains et il peut y en avoir qui ont ce type d’opinion. Mais l’impartialité de la justice reste une exigence. Le juge doit prendre une distance par rapport à ses opinions. La collégialité permet de dissoudre des opinions trop personnelles. On peut déplorer une évolution dans la collégialité des décisions judi­ciaires. Au départ, cinq juges siégeaient. On est passé ensuite à trois et à seulement un aujourd’hui pour une question de manque de moyens. Le danger de partialité s’est dès lors accentué.

Mais on ne peut pas partir de l’a priori d’une justice de classe même si cette conscience existe. Jean de La Fontaine écrivait déjà dans ses Fables “Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir”. En vérité, la justice de classe n’est que rare et minoritaire. Des mécanismes régulateurs existent comme le fait de pouvoir réformer une décision judiciaire. Par ailleurs, les jugements sont toujours motivés et cette motivation est essentielle. Ensuite, le juge a à sa disposition une panoplie de sanctions possibles. Il ou elle décide de la sanction la plus adéquate. On ne tire donc pas sur le pianiste même si une décision de justice peut toujours être critiquée. J’ai rendu quelques milliers de jugements dans ma vie. Je peux vous dire que quand vous décidez d’acquitter, il faut toujours une solide motivation.

Ceci étant, une décision de justice peut toujours être critiquée. Et cela peut amener des évolutions comme dans le cas de la jurisprudence Antigone, dont le contenu a été beaucoup critiqué par les juges eux-mêmes, qui consacre le principe selon lequel une preuve obtenue illégalement ne doit pas d’office être écartée par le juge lorsqu’elle vise à sanctionner un comportement pénalement répréhensible.

Enfin, ce ne sont pas les juges qui décident si les noms d’auteurs sont cités ou non. À titre personnel, j’estime qu’il y a vraiment là deux poids, deux mesures. Si les auteurs étaient de Molenbeek-Saint-Jean, les médias auraient probablement cité leurs noms. Il ne faudrait citer les noms d’aucun. Mais je déplore la récupération politique par le ministre de la Justice ou par Georges-Louis ­Bouchez. C’est du populisme. Parler de racisme dans le fait du juge, ce n’est pas raisonnable. N’oublions pas que le racisme relève de l’infraction pénale.”

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