

Né au milieu des années 70, le mouvement punk exprimait la révolte de jeunes urbains lâchés en pleine déprime post-industrielle et pas invités au banquet des années fric qui allaient suivre. Que reste-t-il de cette contre-culture? Pas grand-chose, forcément. L’ordre social a gagné et le capitalisme en a recyclé l’essentiel: sa bande-son et quelques colifichets muséifiés, de l’épingle à nourrice à la bomber kaki, en passant par la ceinture cloutée, que nos enfants sages peuvent aujourd’hui acheter dans n’importe quelle franchise du prêt-à-porter multinational. Dommage, l’aventure promettait des péripéties aussi nombreuses que surprenantes. Comme en témoignent les quatre vieux punks sur lesquels on a encore pu mettre la main.
Le premier punk que j’ai vu, je l’ai trouvé magnifique dans sa façon d’être lui-même.
"La première fois que j’ai vu un punk à Mouscron, c’était au tout début du mouvement. Je trouvais sa façon d’être lui-même magnifique, il s’en foutait de ce que les gens pouvaient penser de lui.” Passé par la vague new wave et gothique, Christophe découvre le punk depuis neuf ans et sa rencontre avec son actuelle compagne Isabelle. Convaincu des vertus conviviales et rassembleuses du style, il le promeut à travers une ASBL, Les Soirées Rock de La Baronne, qui s’apprête à organiser son deuxième festival en Province de Luxembourg. “Je ne suis pas du genre à me balader avec des pancartes “On veut ça, on veut ça”, je préfère l’idée de pouvoir éveiller les consciences à travers l’esprit festif. Faire sortir les gens de chez eux pour les pousser à la découverte, c’est déjà ça.” La crête au crâne, la boucle à l’oreille, Christophe estime que tout être humain détient un côté punk. “Tout le monde a envie d’être libre, mais certains l’expriment moins facilement que d’autres, enfermés dans un carcan capitaliste qui fait qu’ils n’ont pas envie de s’afficher.”
Mais l’expression punk a ses détournements: les t-shirts “Sex Pistols” des chaînes de fringues ou l’appropriation du titre Hey Ho! Let’s Go! des Ramones par Lotto en sont de fameux. “Ce n’est pas ça le punk: le punk fait ses trucs lui-même, il n’en a rien à foutre de la commercialisation.” Avec Les Soirées Rock de La Baronne, Christophe essaie au contraire que la note soit juste. Financièrement aussi. “Les vrais groupes de punk ne demandent pas de montants exorbitants pour se produire”, témoigne-t-il. Du coup, avec Isabelle, ils proposent régulièrement à plusieurs musiciens de les héberger chez eux, dans leur grenier-dortoir. Une belle manière d’assurer une after et le prolongement des discussions. “Notre festival attire entre 200 et 300 personnes , glisse Christophe. Même si ça ne descend pas en dessous de 20 ans, on sent l’émergence d’un public jeune. À côté, c’est rempli de quadras et de quinquas qui se connaissent tous.”
Reste que le concert punk fait encore face à certaines barrières solides. Celles des autorités locales, mais également d’autres quidams. “Le bal du village fait chier des gens, mais personne ne dit rien parce que c’est le bal du village. Quand on veut organiser une soirée punk, par contre...” Mais ces résistances sociales contribuent peut-être même à conserver tout le grain du punk. Avoir pignon sur rue entraînerait la perte de l’esprit de contre-culture de l’idéologie. De quoi s’étonner du revival du légendaire Ludwig von 88, organisé en 2016 au Hellfest, le plus gros festival métal d’Europe. C’était sans Christophe. Sans punk de Mouscron, donc.
Moi, j’aime m’éclater. Cette musique, c’est carré, c’est pas rempli de solos dans tous les sens.
"On est quel jour?, s’interroge Anne-Françoise en distinguant des phares dans la cour. Jeudi? Ah! Les Full of Suédoises viennent répéter.” Alors que le petit groupe s’empare discrètement d’une dépendance de la propriété pour faire cracher les amplis, la dynamique maîtresse des lieux décortique son coup de cœur pour le punk. “J’écoute parfois de la variété française, mais je n’irais jamais en voir en live. On ne décompresse pas assez, moi j’aime bien m’éclater. Je suis prise par l’énergie de la musique punk qui est carrée, qui n’est pas remplie de solos dans tous les sens.” De son adolescence à sa cinquantaine, Anne-Françoise est restée punk: toujours la même, toujours rebelle. Sauf que son combat n’est plus le même que lors de ses vertes années.
Agricultrice dans la région de Marche-en- Famenne, elle se bat pour la sauvegarde de la paysannerie, des méthodes traditionnelles, du climat. “Ma manière de travailler est déjà une revendication: bio, respectant la nature, défendant l’exploitation familiale à petite échelle, dénonçant l’agriculture conventionnelle…” Elle profite des marchés où elle vend sa farine pour sensibiliser le consommateur. Il y a quelques années, c’était sur les planches, dans une pièce de théâtre interprétée avec d’autres agriculteurs, qu’elle attirait l’attention. “J’ai longtemps eu un manque de confiance en moi. Adolescente, je voulais être comme les autres pour me fondre dans le moule, mais je ne me sentais vraiment pas bien. Puis j’ai découvert le punk et j’ai décidé d’étudier la photo à Bruxelles. J’ai appris à m’aimer, j’ai trouvé mon style - très simple, hein.”
À 18 ans, Anne-Françoise se retrouve au jubé de l’église de son village pour fixer le rendez-vous punk du soir avec ses potes. À l’époque, la jeune fille cherche à sortir d’un quotidien familial assez strict et à se démarquer de ses trois frères, trop investis dans l’activité de la ferme à son goût. La musique et la photo l’aident à prendre son envol spirituel, mais le décès soudain de son père change la donne. “J’ai pris le relais. Je voulais sauver le patrimoine de ma famille, installée dans le village depuis 100 ans. Le premier jour, j’étais seule au monde: je ne savais même pas reculer le tracteur.” Sans formation, Anne-Françoise relève d’abord le challenge dans le respect des règles. Mais après quatre ans, son côté frondeur refuse les techniques conventionnelles et épouse le bio et l’écologie. “L’agriculture est un milieu très masculin, donc c’est plutôt bien que je sois un peu rebelle, que j’aie mon mot à dire et que je travaille pas trop mal. Pourtant au début, ce n’était pas gagné d’avoir la reconnaissance des confrères.” Récemment, la fille d’Anne-Françoise lui a offert un pantalon “à la mode”. À terme, elle rêve de mettre des talons aux pieds de sa mère. Qui se marre: “Jamais, impossible!”
Vous êtes qui vous êtes, vous faites ce que vous faites, mais ça ne colle pas avec le système et on ne sait pas vous formater.
Fin 2018, Marcia se rend seule aux USA pour une tournée initialement prévue avec son groupe, Red Baroness & The Murder Kings. Mais à un mois du départ, ses musiciens renoncent au voyage. Installée dans son sofa rouge, dans ce qu’elle appelle “son manoir” du nord de Bruxelles, Marcia grince des dents. Tout ça n’est pas très punk. Surtout pour celle qui a vécu pendant 22 ans à côté d’un club downtown de Los Angeles. “Le punk, c’est simple, lance la quinqua à bandeau. Vous êtes qui vous êtes, vous faites ce que vous faites, mais ça ne colle pas avec le système et on ne sait pas vous formater.” La Bruxelloise applique ce concept à la lettre, elle qui refuse le chômage et le CPAS.
À son retour des États-Unis au début des années 2000, elle enfile pourtant son grand manteau de cuir rouge pour se ramener à l’Onem… avec sa guitare basse. “Je leur ai dit: “Ça c’est mon outil de travail. J’ai joué des heures et des heures là-dessus. Vous voulez que je bosse? D’accord, mais aidez-moi à trouver des concerts!” “On ne fait pas ça”, m’ont-ils répondu.” Voilà l’attitude de rébellion qu’oppose toujours Marcia à une société qu’elle estime frigide et incapable de sortir quiconque de la contrainte. “J’ai des années de musique derrière moi, ce n’est pas pour commencer à faire les toilettes de quelqu’un d’autre.” Du coup, Marcia s’est mise d’accord avec son mari pour refuser toute astreinte civile et se consacrer à plein temps à sa profession de musicienne. En poussant à fond la caisse le concept du DIY (”Do it yourself”). “J’enregistre mes trucs chez moi et j’ai récemment acheté un petit engin dans lequel j’entre ma musique à la guitare pour qu’il génère une ligne de basse et un beat de batterie.”
Née et élevée dans le milieu aristo-catho d’Uccle, Marcia a 15 ans en 1977, l’année du déferlement de la vague punk. À la mort de son père, elle fait ses premières sorties au Vieux Saint-Job, un bar qui passe du punk. “Je n’ai pas ciblé le style au départ, mais surtout cette idée qu’on pouvait faire tous un truc complètement original.” Le jour où elle ramène un album de Patti Smith et des Ramones chez elle, Marcia ramasse une claque de son frère. “Dès ce moment, j’ai compris que le punk n’était plus uniquement de la musique, mais une issue de vie. Du coup, je prenais un terrible plaisir à emmerder mon frère en jouant ces CD à fond dans ma chambre.” Quelques années plus tard, Marcia devient The Red Baroness, en référence à son passé aristo et pour marquer la différence avec l’environnement politiquement “bleu” de son enfance uccloise. “Je vieillis, je n’en suis plus à écrire “Fuck the police”, mais l’esprit est éternel. Jamais je ne serai formatée.” Marcia s’est récemment confectionné un micro en forme de flingue. Une référence à Charles Bukowski, qui a écrit “Choisis ce que tu aimes et laisse cette chose-là te tuer”.
En montant un groupe, on ne payait plus les entrées et on buvait les chopes à l’œil.
"Mon père a tiqué quand je me suis ramené à 16 ans avec une boucle d’oreille. Mais ça s’est vite calmé, je pense que mes parents sont assez punk dans leur esprit. Aujourd’hui, tu peux parler de Clash et des Sex Pistols à ma mère, elle connaît!” Didier découvre le punk au milieu des années 80 à l’écoute des radios libres. “Ça m’a directement fait vibrer , glisse-t-il, engoncé dans un de ses rares t-shirts blancs. C’est moins classique que le rock, moins structuré et plus basique. Mais je m’en fous: l’idée c’est de mettre un gimmick en tête et de le retenir.” De son petit village du Condroz, l’ado voit alors les concerts pleuvoir un peu partout dans sa région, les Belges des Slugs et de René Binamé entre autres légendes. “Certains se révoltaient et affichaient leurs idées politiques, mais d’autres pas du tout, situe le quasi-quinqua. Ce qui nous plaisait avec mes potes, c’était que les groupes punk cassaient les codes, ils sortaient des clous dans leur attitude.”
Incarnation ultime de la provocation, Sid Vicious, le bassiste des Sex Pistols, a pourtant déjà cané depuis belle lurette quand Didier gratte sa première guitare. “Mes frères jouaient de la batterie et de la basse et un jour, en pleine sortie concert, on s’est dit qu’on allait faire un groupe. Comme ça on ne payait plus les entrées et on buvait les chopes à l’œil.” Le lendemain, les Shadocks voient le jour en hommage à ces piafs complètement tarés de la série d’animation. Les quatre gaillards sortent leurs premiers riffs dans le grenier des parents de Didier, mais assistent aussi aux répètes d’autres groupes en amenant un bac pour taper la causette dans la foulée. “Dès qu’on a eu dix chansons de quatre accords, on a organisé un premier concert dans un hameau à côté de chez nous. Quelques mois plus tard, on participait déjà à un plus gros festival. Les gens étaient demandeurs de groupes.”
Jusqu’à leurs 25 ans d’existence célébrés il y a quelques mois, les Shadocks enchaînent entre 300 et 400 concerts en Belgique, ainsi que plusieurs tournées dans les pays voisins à bord d’un minibus qui consomme plus qu’eux. Désormais père de deux enfants, le guitariste n’a pourtant rien perdu de sa soif de punk, devant, mais surtout sur la scène. “Je prends toujours le même plaisir à jouer, c’est sûrement une question d’énergie. Avec les Shadocks, on est classique, hein, maintenant, on ne fait plus beaucoup de nouveautés, donc les gens connaissent… Quoique un peu moins ceux de mon village, se marre-t-il. Mais j’ai déjà eu de très bons échos de types qui n’avaient jamais écouté du punk. Beaucoup comprennent et partagent notre amour pour le côté défoulant de la musique.” Aujourd’hui, Didier et les Shadocks répètent au sous-sol du frère de Didier. Du grenier à la cave, il n’y a qu’un pas d’ABL.