

On se lève un matin, et on ne peut plus se mentir: on s’est trompé de vie. On ne voit pas toujours où s’est produite l’erreur d’aiguillage - on a bien une petite idée, mais on n’a jamais osé la regarder droit dans les yeux. L’épidémie, qui a aussi comme conséquence inattendue de déplacer nos repères, pousse certains à réévaluer leurs priorités. Ils traquent la moindre trace d’épanouissement dans chaque geste posé avec la discipline du bon soldat qui, en se pliant aux injonctions du système, pense construire son bonheur. Espagnol installé en Belgique depuis qu’il a 14 ans (il en 43), auteur de Matins clairs, Pedro Correa n’a pas attendu d’être attrapé au col par la crise sanitaire pour rompre la chaîne de l’asservissement à ses propres exigences et écouter cette voix perdue qui lui indiquait être monté dans le mauvais train. Il y a huit ans, il a démissionné de son poste - envié - de chef de projets dans une multinationale, tourné le dos à un mariage et une situation matérielle qui l’élevaient en exemple d’une existence réussie. Et pourtant, comme dans un roman, il a réellement vécu ce que beaucoup de travailleurs fantasment en décomptant les jours qui les séparent de la retraite - arriver au boulot, déposer sa veste, ne pas allumer son ordinateur, se rendre directement dans le bureau du chef de service et lui dire qu’on arrête les frais. Que c’est fini. “Il y a eu plusieurs étapes qui m’ont mené jusqu’à ce moment où je n’ai pas pu faire autre chose que d’aller me confronter à mon boss, raconte Pedro Correa. J’avais déjà fait du chemin avant de me rendre dans son bureau. Ce boss qui m’avait souvent dit qu’il me voyait bien à sa place, alors que c’était la dernière chose que je voulais - être à sa place.” Nourri de lectures, guidé par la méditation, aventurier au pays des tapis qui cachent nos peurs et nos faiblesses, Pedro Correa est devenu photographe. Aujourd’hui, il expose et vend ses photos dans des galeries - notamment Saatchi Art - et se présente désormais comme l’artiste qu’il savait qu’il était.
“Si je devais donner un conseil à ceux et celles qui veulent changer de vie, poursuit-il, ce serait d’abord d’écouter la voix de l’enfant que nous avons été et qui continue de nous chuchoter ce qu’il aimerait faire. Ensuite, s’initier à la méditation qui permet de calmer toutes les autres voix qui nous traversent pour trouver une certaine sérénité et mieux entendre la voix de l’enfant. Même si, je dois l’avouer, la méditation, ce n’est pas toujours facile pour tout le monde.” Car derrière ce photographe, qui a développé un univers impressionniste et flouté ouvrant la voie à toutes les portes de l’imaginaire, il y a d’abord un ingénieur, docteur en sciences appliquées. Ingénieur, c’est le métier que son père, professeur émancipé de sa condition modeste, a choisi pour lui. “Mais je n’en veux pas à mon père, explique Pedro Correa. À l’époque, je ne savais pas moi-même quoi faire. Plus glaçant, je ne pensais pas que c’était possible de pouvoir faire ce que je voulais faire. J’en veux à ce système qui a décrété que, d’un côté, on compte les métiers sérieux et, de l’autre, les hobbies. Des hobbies qui sont présentés être empruntés. Sans compter que le système éducatif nous apprend la compétition, la performance, la concurrence, mais pas l’empathie, la bienveillance et la créativité. Il y a encore beaucoup de travail, mais ça commence à changer. On est à un moment d’inflexion de notre histoire.” Les réactions face à la crise climatique et les questionnements induits par l’épidémie de Covid-19 ne font qu’accélérer le mouvement vers une prise de conscience collective. “Il est un peu tôt pour savoir ce qu’il sortira de la crise sanitaire, poursuit Pedro Correa. En revanche, la crise climatique n’est pas un soubresaut et il n’est pas seulement incarné par les jeunes mais par une masse de citoyens dont beaucoup semblent dire qu’ils ne sont pas à leur place. Pour moi, la recherche du bonheur ne doit pas être vue comme une chose nombriliste. Pour moi, c’est une façon de tendre vers les autres - comme dans un mouvement d’éveil collectif qui serait le premier pas vers un changement de société.” Au bout du compte, changer de vie ne se fait pas sur un claquement de doigts ou de porte. Cela demande du courage et de la patience. “Ce n’est pas facile à dire, c’est facile à lire - dans des livres comme le mien , mais c’est difficile à faire, conclut Pedro Correa qui a mis six ans à construire le décor de sa nouvelle vie. Mon livre n’est pas un livre sur le succès, c’est tout sauf un livre de recettes express, mais j’insiste: être heureux ne peut rien être sinon notre priorité absolue. Ce n’est certes pas facile à faire, mais la bonne nouvelle, c’est que tout le monde peut le faire.”
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MATINS CLAIRS, Pedro Correa, L’Iconoclaste, 124 p.