

Les épluchures d’un ananas qui ont servi à expérimenter un cocktail se mêlent à celles d’un kale, un chou fripé comme de la dentelle, trois fois plus riche en antioxydants que le brocoli. Simon, cuisinier et docteur en chimie vient de mijoter un pesto santé... Le Gastro Lab des facultés de Gembloux, un endroit unique en Europe, vient de migrer dans un immense bâtiment vitré qui sera bientôt inauguré.
Le projet a été récompensé du “culinary innovator award” de Gault & Millau. Un grand espace accueillera un restaurant gastronomique qui bénéficiera en direct des recherches des chimistes, à côté d’une toute nouvelle brasserie pour la bière de l’Abbaye de Gembloux au sein des vieux murs de la faculté. Créé en 2015, le Gastro Lab, lieu de mille expérimentations culinaires associant gastronomie, science, technologie et art, prend une ampleur considérable. Et pour cause, les innovations de ce labo sont désormais recherchées par l’Agence spatiale européenne. Les astronautes sont nourris aujourd’hui de produits lyophilisés qui perdent leurs nutriments et sont fort peu goûteux ou de plats tout préparés qui ne tiennent pas la longueur des expéditions de deux années. Le Gastro Lab veut mettre au point une production alimentaire à l’intérieur même des navettes spatiales afin que les astronautes puissent manger du frais. Un défi inouï. “Tout doit pouvoir être recyclé pour produire de l’eau, jusqu’à l’urine des astronautes. Nous misons sur la culture de micro-algues comme la spiruline qui utilise le CO2 et le transforme en oxygène. L’idée est de créer des incubateurs dans les navettes. Et puis, si nous mettons au point une forme fraîche de spiruline agréable à manger avec des qualités nutritionnelles, dans un concept de sobriété avec une utilisation minime d’eau, ce sera bon pour tout le monde”, se réjouit Dorothée Goffin, qui dirige le Gastro Lab avec Éric Haubruge. Deux autres projets de bactéries, dont les bactéries pourpres, riches en protéines, qui poussent sur les déchets, sont aussi étudiées.
Un tel labo existe bien en Espagne, par exemple. Mais il est destiné aux restaurants gastronomiques tandis que Gembloux s’adresse aussi aux industriels, aux start-up, aux diététiciens et même au grand public. L’approche est multidisciplinaire. Designer, sociologues et ingénieurs chimistes réunissent leurs talents pour créer une alimentation qui repousse les limites technologiques et gustatives tout en répondant au goût des consommateurs. Sur les grandes tables métalliques, des engins variés, dont une centrifugeuse qui tourne plus vite que la vitesse du son, côtoient huile de coco ou Tabasco. “On est entre la cuisine et le laboratoire. On mime des procédés agroalimentaires à petite échelle pour qu’ils puissent ensuite être industrialisés. On a quinze projets sur le feu”, commente Dorothée Goffin.
Glace au maïs torréfié. © DR
Une pâte à tartiner enrichie en légumes, un burger à base d’insectes, un coca sans additifs et avec des produits locaux, des cocktails sans alcool mais qui moussent, un yaourt à base de quinoa et d’avoine... Un café à base d’orge est à l’étude afin de remplacer les petits serrés noirs sans le côté excitant. Des recherches sont menées sur le houblon wallon et ses incroyables propriétés antiseptiques. Des coquilles de moules sont transformées en poudre dans l’idée de revaloriser les déchets en créant un sel santé super-iodé. Le souci écologique et énergétique est bien entendu prioritaire, comme ce mélange d’épices destiné à réduire le temps de cuisson. Un éleveur de pigeons cherche comment valoriser les restes, par exemple des sauces à base de fonds de jus, qui ne sont pas vendus aux restaurants haut de gamme qui veulent un format standard.
Deux pots de koso, l’un de tomate et l’autre de betterave, attendent que la fermentation fasse son œuvre, créant un sirop de fruit cru. Cette technique ancestrale japonaise n’a jamais été étudiée. Gembloux, en collaboration avec l’université de Kitami au Japon, veut savoir ce qui se passe dans un bocal où l’on enferme un fruit ou un légume avec du sucre. “Il y a un tas de techniques de fermentation très intéressantes en termes nutritionnels qui n’ont jamais été étudiées. Nous les décryptons d’un point de vue chimique et métabolique”, explique Dorothée Goffin. Les composés volatils et les arômes sont analysés en fonction de la température, qui influence la vitesse de transformation des bactéries et levures.
Tout est suivi de manière scientifique. “Beaucoup de porteurs de projets du monde économique n’ont pas de compétences culinaires. On met au point des produits avec un cahier des charges ultra-précis. Des entreprises agroalimentaires ont aussi besoin d’innovations qu’elles ne sont pas capables de produire. On a par exemple mis au point un prototype de boudin à base de végétaux, le plus proche possible de l’expérience de la viande.” Et puis, il y a des projets qui sont confidentiels. “On crée toujours des produits du futur mais en vérifiant que cela correspond aux besoins du marché et au goût des consommateurs. Notre force est d’être réactifs sur les tendances actuelles.”
Du chocolat imprimé en 3D. © DR
L’innovation va plus loin. Des plateaux, des verres et des fourchettes connectés ont été conçus. Ils permettront bientôt une utilisation ludique dans des restaurants où l’on pourra savoir précisément en combien de temps, dans quel ordre et avec quelle intensité on déguste sa nourriture. Des données qui peuvent être intéressantes en termes de santé. Depuis quelques jours, ces plateaux sont testés dans une maison de repos. L’idée est de recueillir des données sur la manière dont les pensionnaires se nourrissent afin d’éviter un phénomène trop fréquent de dénutrition globale ou d’arrêt de la consommation de certains aliments comme la viande. Les plateaux connectés pourraient être généralisés dans les maisons de repos à terme. “On suit la force des couverts sur l’assiette sans caméra invasive. Cette nutrition de précision est très importante pour les aînés. Entre 5 et 10 % des personnes doivent aller à l’hôpital pour cause de dénutrition”, explique Éric Haubruge.