
Les meurtres en famille (2/4) : l’affaire Dupont de Ligonnès

Nantes, capitale de la Loire-Atlantique. La cité, avant d’être l’une des villes les plus avancées technologiquement du territoire français, porte en elle les stigmates de son histoire riche et tumultueuse. Site portuaire durant l’âge des métaux, elle devint capitale gallo-romaine puis citadelle franque, avant d’être le siège du duché de Bretagne puis l’une des capitales européennes de la traite des esclaves. Des dizaines de ruines d’ouvrages militaires, de châteaux, de monuments, de statues jalonnent son paysage. Sa plus longue artère est le boulevard Robert Schuman, qui, lui aussi, déroule son lot d’histoires. C’est par là qu’en 1940 les Allemands ont envahi la ville. C’est par là que le général Patton et ses chars l’ont libérée. C’est au numéro 55, il y a six ans, qu’on découvrit les corps de cinq personnes, tuées par balles et enterrées dans la chaux vive, sous une chape de béton. Une famille, les Dupont de Ligonnès. Une famille dont il manque le père: Xavier.
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L’affaire fascine tant elle recèle de mystères. Aucune preuve matérielle ne relie les victimes à un bourreau. Pas de lettre d’aveux ou d’adieux, pas d’empreintes, pas de témoins. Seules deux certitudes subsistent dans ce brouillard d’interrogations. La première: Agnès, la mère et Arthur, Thomas, Anne et Benoît, les enfants de la famille Dupont de Ligonnès sont morts assassinés. La seconde: Xavier, le père, a disparu le 15 avril 2011. Et pour relier l’une à l’autre, des supputations et une enquête. Une enquête qui prend ses racines dans une famille qui en a peut-être trop. La famille Dupont de Ligonnès est noble depuis le XVe siècle. Elle comporte en son sein des mousquetaires, des évêques; elle s’est, également, alliée aux arts: un ancêtre épousera la sœur d’Alphonse de Lamartine, le poète auteur du Lac: “Ô temps! Suspends ton vol, et vous, heures propices! Suspendez votre cours”. Dans la famille de Xavier de Ligonnès, toutefois, les eaux se sont troublées. Les heures n’ont pas suspendu leur cours et il est loin le temps des châteaux…

Benoit Dupont de Ligonnes
Entre OSS 117 et mater dolorosa
Xavier de Ligonnès est né en 1961 dans une famille privilégiée et passe son enfance à Neuilly. Adolescent, il rêve de conduire des “muscle cars” américaines sur les routes de Californie au son des Beach Boys et des moteurs V8. Le père, un ingénieur brillant mais à la fantaisie proche de la marginalité, décide de quitter le foyer familial pour vivre une existence de play-boy aventurier. Xavier devient alors le petit roi du gynécée familial: sa mère et ses deux sœurs prennent soin de lui. Il vit entre les exploits fantasmés d’un père absent qui lui offre, tout de même, une Triumph pour ses 18 ans et une mère lui imposant une éducation stricte et religieuse.
Il ne fait pas d’études. Il est probable que les cadeaux munificents prodigués par son père et les petits soins maternels aient fait de lui quelqu’un de paresseux et de velléitaire. Il exerce différents métiers axés sur le commerce, la représentation. Puis, il rencontre Agnès. Il est séduit par son côté maternel. Et par l’argent que possède sa famille. Un argument qui a dû contribuer à lui faire accepter une “situation” préexistante très mal vue dans le milieu aristocratique: Xavier doit reconnaître le petit Arthur, né hors mariage d’un autre homme. Le mariage est, ainsi, célébré “discrètement”. S’ensuivent naissances et déménagements: Thomas en 1992, Anne deux ans plus tard, enfin Benoît en 1997. D’abord installé dans le Sud, le couple choisit ensuite la Loire-Atlantique, Nantes, où il réside depuis 2002. Une famille nombreuse et heureuse. Un long fleuve tranquille vu des rives de la Loire. Mais les rapides, puis la chute se dessinent.
Le mince vernis des apparences
L’avantage d’être représentant de commerce c’est qu’on peut prétendre avoir vendu, signé, facturé. Et passer ses journées dans des chambres d’hôtel minables en rêvant d’Amérique. En 2002, Agnès révèle à une amie d’enfance que Xavier a dilapidé l’héritage qu’elle lui avait confié. Deux ans plus tard, elle s’exprime sur le forum d’un site Internet: "Il se sent attaqué et humilié, rabaissé. Lui demander s’il est heureux? La réponse est la même: oui, oui, mais si on pouvait tous mourir demain, quel pied ce serait ”. L’homme paraît s’enfoncer dans une spirale dictée par le souci de sauver les apparences.
Chaque jour, Xavier Dupont de Ligonnès part de la maison pour des raisons “professionnelles”. Mais sa fille Anne, 16 ans, “ne savait pas trop ce qu’il faisait”, selon un de ses camarades de classe. Son épouse entretient le mythe du père nourrissier: “Papa travaille beaucoup”. Car si le couple s’accorde sur quelque chose, c’est bien sur la préservation de son standing. Les dépenses ne tarissent pas: voitures, chambres d’étudiant, école privée, sports d’hiver... Xavier de Ligonnès s’en épanchera auprès de sa maîtresse, une amie d’enfance avec qui il a renoué en 2008. “J’ai dû emprunter de l’argent à ma mère pour payer les cadeaux de Noël”. Sa maîtresse lui prêtera, par ailleurs, 50.000 euros, et sa sœur lui en donnera 13.000 autres. Ce dernier Noël, dont l’arbre familial a été garni par une autre, a-t-il poussé le père de famille à passer à l’acte? Peut-être. Le procureur de la République évoquera les revenus de Xavier de Ligonnès pour l’année 2010: 4.000 euros à peine.

Les Ligonnes et leurs quatre enfants
Une “mutation” en Australie
Après la Noël 2010, il s’inscrit dans un club de tir. En février 2011, Xavier Dupont de Ligonnès vient y essayer la carabine 22 Long Rifle que lui a léguée son père. Elle est munie d’un silencieux. Le 12 mars, il achète des balles. Le 23 mars, il achète un rouleau de sacs-poubelles de grande taille et des dalles plastique adhésives pour le sol. Le 1er avril, du ciment, une bêche et une houe. Le lendemain, dans différents magasins, quatre sacs de chaux. Le 3 avril, le couple et trois des enfants dînent dans un restaurant nantais. Puis ils vont au cinéma. En fin de soirée, Xavier laisse un message chaleureux sur le répondeur de sa sœur. Le lendemain, Anne et Benoît de Ligonnès sont absents de leur collège “pour cause de maladie”. Le soir, Xavier dîne en tête-à-tête avec son fils Thomas dans un restaurant gastronomique, les deux serveurs se souviennent que le jeune homme de 18 ans ne se sentait pas très bien vers la fin du repas et que le dîner était des plus silencieux.
Le 5 avril, un huissier de justice, chargé de recouvrer une dette de 20.000 euros, se rend à la maison Ligonnès, mais trouve porte close. Des voisins entendent les chiens de la famille hurler deux nuits durant, puis plus rien. Le 11 avril, le collège reçoit une lettre signée de la main de Xavier, indiquant qu’Anne et Benoît quittent l’établissement et partent en Australie du fait d’une “mutation professionnelle urgente”. Xavier passe la nuit du 11 au 12 avril dans un hôtel de la banlieue de Toulouse. Le lendemain, dans un autre hôtel, sous une fausse identité. Le 13 avril, les voisins inquiets appellent la police, la maison ayant les volets clos depuis plus d’une semaine et la voiture d’Agnès étant garée dans la rue. Le 14 avril, Xavier de Ligonnès est filmé par une caméra de vidéosurveillance dans le Var et disparaît. Pour toujours.