
L'histoire du sexe (3/5) : le Moyen Âge, c’est l’invention du bordel public, avec bains et leçons de fornication

L'amour au Moyen Âge n’est pas le Moyen Âge de l’amour… Contrairement à de nombreuses idées reçues (exit la ceinture de chasteté ou le droit de cuissage), l’époque médiévale recèle un véritable arsenal érotique. Un art d’aimer pas dégueu, malgré les interdits et tabous religieux qui ont contraint le grand millénaire du Moyen Âge. Petit inventaire des pratiques de la “charnalité”, des invasions barbares à la Renaissance. Au Moyen Âge, le royaume de la chair est à l’ombre de l’église chrétienne. C’est elle qui impose un contrôle très serré de la sexualité, qu’il convient de décrypter au-delà des interdits. L’historien Jacques Rossiaud, spécialiste de la fornication médiévale et auteur de Sexualités au Moyen Âge (éd. Gisserot), vient éclairer nos lanternes.
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Sources ecclésiastiques et documents judiciaires de l’époque à l’appui. Certes, l’idéal chrétien est un principe de virginité, et par défaut de chasteté. Par peur de l’Apocalypse, on a durablement culpabilisé le désir et la chair pour “soumettre le fidèle à un idéal de vie ascétique afin d’assurer son salut éternel”… Et retrouver un statut angélique. Si les sources chrétiennes font montre d’une véritable condamnation des plaisirs de la chair, les tolérances sont pourtant nombreuses. Et assez surprenantes. “Jusqu’au XIe siècle, les prêtres vivaient souvent en concubinage. Certains étaient même mariés” rappelle Jacques Rossiaud. C’est seulement le concile de Latran II (en 1139) qui vient interdire formellement le mariage aux clercs. En grande partie pour que ceux-ci ne puissent pas léguer leur fortune à leurs enfants, et que les biens reviennent à l’église. Pas si bêtes, les moines.

Prostitution Moyen Âge
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Le pire? la sodomie
Et les autres? Si les moines sont supposés théoriser le sexe, seuls les époux ont le droit de le pratiquer. “Le mariage reste la seule forme de conjugalité admise pour contenir le charnel, et avec lui le désordre” poursuit Jacques Rossiaud. Place au sexe, oui, mais comment? élevé au rang de sacrement “indissoluble et exclusif de toute autre union”, le mariage admet l’union des corps dans un but reproductif. Lorsqu’il échappe à la procréation, le sexe relève de la fornication. “Adultère est aussi l’amoureux trop ardent de sa femme” rappelle l’adage de saint Augustin. Il faut se borner aux relations nocturnes, bannir la nudité, ne pas abuser de la table, “l’excès de viande et de vin enflammant le désir charnel”. Faire l’amour, oui, mais pas trop. “Les coïts trop fréquents rendent la matrice glissante, comme celle des prostituées.”
Pour contenir tout cela, une règle simple. Que la femme soit passive. à l’homme l’initiative. Bannies donc, les “positions déviantes”, comme celle du “cheval érotique” (la femme chevauchant l’homme). à respecter aussi, les calendriers autorisés pour faire l’amour. à l’époque carolingienne, un pénitentiel indique 250 jours d’abstinence par an, pour ne pas éveiller la colère de Dieu. Le pire? La sodomie. Notons qu’au XIe siècle, le terme de “sodomie” est une espèce de fourre-tout qui désigne tous les actes sexuels qui n’ont pas pour finalité la procréation.

Sexe au Moyen Âge
Dans le même sac donc, la sodomie telle que nous l’entendons (qu’elle soit homo ou hétérosexuelle), la masturbation, la fellation ou le coitus interruptus. Ce que remarque l’historien, c’est qu’en condamnant ces pratiques, les sources de l’église nous permettent aussi de comprendre qu’elles existaient.
Premières visées, les amours homosexuelles masculines. “Sodomites ou bougres” sont pourtant fort répandus au Moyen Âge, comme le montrent les nombreux cas de condamnation, à Florence notamment, qualifiée de “mère de la sodomie” selon Bernardin de Sienne. étrangement, la prostitution est plutôt bien admise au Moyen Âge. “Jouir en payant, c’est jouir sans pécher”entend-on souvent. La fornication tarifée est donc un moindre mal. Que l’église tolère d’autant plus avec l’essor des villes au XIIe siècle. C’est l’invention du bordel public, avec bains et leçons de fornication. à Venise, le Castelletto est un établissement de prostitution notoire.
L’équivalent du Château Gaillard des villes françaises. Cette tolérance ne doit pas cacher la stigmatisation des prostituées. En cas de malheur (peste ou maladies), ce sont toujours elles les premières montrées du doigt. Toutes ces pratiques attestent donc d’une réalité très crue des plaisirs de la chair au Moyen Âge, bien à l’inverse de la rigueur imaginée. Certes. Mais l’amour dans tout ça?
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Ah, la fin’Amor...
Le Moyen Âge est aussi celui de l’amour courtois… Dès la fin du XIe siècle, les troubadours et les trouvères viennent chanter la femme, en “trouvant” (d’où leur nom) des poèmes nouveaux. Le XIIe siècle invente une érotique courtoise, véritable religion de “l’amour parfait”. C’est la “fin’amor” (en langue occitane), qui s’épanouit dans le sud de la France, puis progressivement au nord. Place à la littérature et à l’imaginaire des pucelles, gentes dames et autres damoiseaux. Que décrit l’historien belge Arnaud de la Croix, éditeur BD et médiéviste, dans son ouvrage L’érotisme au Moyen âge. Le corps, le désir, l’amour (éd. Tallandier). L’amour courtois est une conception de l’amour directement issue du modèle féodal et chevaleresque: la dame est suzeraine, le chevalier est son vassal. Pour la mériter, il doit se soumettre entièrement à elle. Quitte à endurer les pires souffrances.
Le XIIe siècle, c’est aussi l’invention de la passion amoureuse telle que nous l’entendons. Avec toute sa gamme de supplices amoureux. Le meilleur exemple en littérature? Tristan et Iseult. Ce roman courtois a été magnifiquement analysé au XXe siècle par Denis de Rougemont, dans un livre majeur, L’amour et l’Occident. Fils de pasteur suisse, Denis de Rougemont a tenté d’analyser le mythe de Tristan et Iseult (deux amants soumis au philtre d’amour, qui finissent par trouver la mort) en y voyant l’amourpassion tel qu’il imprègne toujours nos imaginaires modernes. Jusque dans les grands mélos hollywoodiens.
C’est la naissance du roman et de la romance occidentale, de cette volonté de transfigurer le réel, même à travers la mort des amants. Côté littérature, le Moyen Âge français et anglonormand lance donc la mode des romans d’amour. Comme Le roman de la rose, ou Le décaméron de Boccace. Ces livres sont les ancêtres des manuels libertins du XVIIe siècle. Qui prônent souvent l’amour adultère, libre ou polygame. Et dont les pratiques en inspirent d’autres. On note au Moyen Âge le développement de lectures à voix haute, destinées à “reperformer” les scènes d’amour décrites dans les romans.

Sexe au Moyen Âge
Faire gueuler les corps
L’historienne Evelyn Birge Vitz note ainsi une mode des lectures érotiques au Moyen Âge: “Le roman de la rose fournit très explicitement des modèles et des leçons d’amour que les lecteurs et les auditeurs qui désirent aimer doivent apprendre par cœur et réaliser - “re-performer” - dans leur propre vie dès que possible”. Une érotique soft, sorte de Cinquante nuances de Greyavant l’heure, qui se soldait souvent par une véritable performance amoureuse. La lecture invite à l’amour. Le plaisir de la lecture devient plaisir réel.
Le Moyen Âge redécouvre aussi l’antique. On note un grand succès de L’art d’aimer du poète latin Ovide. Les théologiens y voient un ouvrage satanique, le peuple, un art de vivre. Qui célèbre les femmes et leur beauté. La “fin’amor” parvient à imposer une certaine individualité amoureuse face à l’église. Où la dame se substitue à la vierge. Si ces activités littéraires sont plutôt réservées aux personnes de la noblesse (qui savent lire), elles ont pu se transmettre sous une forme caricaturée chez les citadins ou plus paillarde chez les paysans. On a pu en retrouver la trace dans les fabliaux, les chansons des goliards (des clercs itinérants), les sculptures qui n’hésitent pas à se faire obscènes ou dans les rites carnavalesques médiévaux.
Une célébration d’une sexualité pulsionnelle et traditionnelle qui échappe à la rigueur chrétienne. L’historien Jacques Rossiaud note que nombre de farces et fabliaux d’époque “font gueuler le corps” en une multitude de postures. “Leurs héros taburent, mateculent, catènent, creponnent, foutent à foison, prennent à la turquoise (…), labourent à brachet (assis), à pissechien, moisonnent, pressent le raison ou croquent la noix”. Versant presque rabelaisien de la “fin’amor”, cette crudité langagière saura vous convaincre s’il en était encore besoin de toute l’inventivité charnelle du Moyen Âge… Plus question de dire maintenant que le Moyen Âge est un désert de l’amour…
Article initialement publié dans le Moustique du 24/07/13