
L'histoire du sexe (4/5) : au XIXème siècle, le plaisir avec une femme c'est permis, mais pas avec la sienne

Ce siècle sera romantique ou ne sera pas… Après le choc du siècle libertin et des révolutions, le XIXe marque le retour du sentiment amoureux. Et pas n’importe lequel. Côté cœur, il est imprégné du tourment du siècle, le fameux Sturm und Drang allemand (“Tempête et passion”), celui que le Jeune Werther de Goethe appelle de ses vœux: le romantisme. Toute la littérature du siècle - l’âge d’or du roman - en témoigne: Lamartine, Hugo, Musset, Stendhal, les sœurs Brontë…, les grands romans dépeignent des amours romantiques et contrariées. “C’est la cristallisation” comme dit Stendhal, décrivant Julien Sorel succombant à Madame de Rênal dans Le Rouge et le Noir, ou Balzac inventant comment tomber amoureux d’une femme de dos avec Le lys dans la vallée.
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Procréer, et rien d’autre
Seule l’ironie mordante de Flaubert plus tard viendra, avec Madame Bovary, sonner le glas du romantisme qui irrigue le siècle de ses ardeurs. Balzac, Zola ou Maupassant ont aussi su en étudier le versant satirique, mais à coup sûr le romantisme domine l’imaginaire amoureux du premier XIXe siècle. Et préfère la sublimation à la consommation sexuelle… Souffrir par amour devient une étape nécessaire de l’éducation sentimentale des amoureux. Il semble même que ce siècle romanesque commence à faire vaciller les grandes stratégies matrimoniales. C’est-à-dire à faire peu à peu entrer l’amour dans le mariage. Côté cul pourtant, c’est moins drôle. La morale bourgeoise vient s’immiscer jusque dans les lits conjugaux. Cette norme sexuelle correspond au “modèle victorien” tel que l’a étudié Michel Foucault dans sa célèbre Histoire de la sexualité.
Un modèle qui voile d’une pudeur nouvelle ce qui se disait au Moyen Âge en des termes souvent plus crus. La femme doit avant tout correspondre au modèle de la mère au foyer, chargée de la maison et de l’éducation des enfants. Même si un contrôle plus précis des naissances a fait diminuer le nombre d’enfants par femme. Celui-ci passe ainsi de cinq enfants par femme au XVIIIe à quatre dans la première moitié du XIXe. Exit les femmes célibataires. Le cas des “vieilles filles” reste extrêmement stigmatisé. L’historienne des femmes Yannick Ripa résume le célibat féminin au XIXe comme “un impossible choix” qui “signifie accepter des données économiques difficiles et des conditions morales souvent douloureuses; tel est le prix à payer pour jouir d’une liberté individuelle, échapper à la logique familialiste, se vouloir femme avant que d’être mère”.

Le jour d'après d'Edvard Munch - 1894 ©BelgaImage
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Le sperme? à économiser
Le plaisir sexuel entre époux reste ainsi contrôlé par la multiplication des préceptes médicaux qui viennent normer le discours sur la sexualité conjugale. L’historien des mentalités Alain Corbin (qui a dirigé une récente Histoire du corps) a bien montré, à partir des sources médicales et autres précis hygiénistes de l’époque, que le seul objectif du siècle reste la procréation. Petit cours d’”hygiène sexuelle” dix-neuviémiste, à travers La petite bible des jeunes époux du docteur Montalban. Pas folichon. En avant la modération. Car le sperme doit être économisé comme un précieux liquide de vie, “la perte de 30 grammes de cette substance équivalant à celle de 1.200 grammes de sang”. à trop vouloir foutre, l’homme se dévitalise, tandis que la femme, elle, risque de “s’énerver” ou d’être “prise d’hémorragie effrayante”. Les médecins hygiénistes du XIXe siècle la diagnostiquent volontiers comme une insatiable jouisseuse en puissance.
À l’époux donc de ne pas susciter ce désir féminin trop voluptueux. Les médecins recommandent deux ou trois coïts par semaine au jeune époux. Un toutes les trois semaines suffira au quinquagénaire. Ceinture aux messieurs trop âgés. Quelques minutes de coït rapide et vigoureux doivent suffire à procréer, en position du missionnaire s’il vous plaît. Pour le docteur Montalban, c’est également la position qui procurera le plus de jouissance, “les points de contact multipliés procurant les sensations les plus agréables” et si la femme s’excite trop, il sera bon de la coucher sur le côté. Tout semble se liguer contre l’orgasme féminin. Les “postures illégitimes” sont bien sûr à proscrire.
Tout comme l’onanisme - le péché ultime étant “l’onanisme conjugal” (ou la masturbation réciproque) qui peut conduire à la damnation des fidèles, dans un siècle évidemment encore empreint de morale chrétienne. Et le batifolage convenable ne doit avoir lieu que dans la chambre à coucher. Sorte de “sanctuaire de l’amour et de la maternité”, que l’historienne Michelle Perrot a longuement étudié dans sa merveilleuse Histoire de chambres. La mise en scène de la chambre conjugale bourgeoise comme pièce majeure de la vie familiale date du XIXe siècle. Même si les miroirs doivent en être bannis, et qu’on doit procréer dans l’obscurité.
En effet, jusqu’en 1914, la nudité entre époux reste scandaleuse. Le plus souvent, les partenaires gardent la chemise. Si les paysannes batifolent parfois en plein jour dans la paille, à la maison, “Madame” se doit de souffler la bougie ou la lampe à pétrole avant de rejoindre Monsieur au lit. L’apparition de l’électricité et sa popularisation à la fin du XIXe siècle ne seront pas étrangères à une certaine érotisation des habitudes nocturnes entre époux. Si le couple conjugal, socle du corps social bourgeois que promeut le siècle, semble réglementé par la pudeur, le plaisir, lui, doit s’en exclure. Et se trouver ailleurs. Au bordel, sur les boulevards, ou chez la voisine.

The mare of Compere Pierre, 1800 ©BelgaImage
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Un baiser passible de justice
Car le XIXe siècle est surtout celui de l’adultère. Le plaisir avec une femme, oui, mais pas la sienne. Réservé aux grisettes, lorettes et autres courtisanes, et que ces messieurs continuent de fréquenter au bordel, au théâtre ou dans les maisons closes. À une époque où, ne l’oublions pas, le “baiser profond” ou le baiser sur la bouche en public reste indécent et criminel. Passible d’attentat à la pudeur! C’est seulement la popularisation du cinéma après la Première Guerre mondiale qui l’imposera au XXe siècle. Plus facile donc d’aller au bordel pour satisfaire les exigences de Monsieur. Le XIXe siècle est-il faux cul? Pour Alain Corbin, il existe tout un “demi-monde” caché, qui fonctionne comme un “fascinant contre-modèle”. Avec des nuances. Il faut ainsi distinguer la prostitution “fin de siècle” de celle du début du XIXe .
À Paris et dans les grandes villes s’épanouissent alors des “maisons de rendez-vous” grand luxe. Bien loin des bordels de quartier. C’est la grande époque des courtisanes, et l’image de la prostituée d’allure respectable que Monsieur entretient sur le long terme vient parfois brouiller les pistes entre la courtisane, la maîtresse et l’épouse. Signalons au passage que l’adultère féminin est évidemment beaucoup moins bien admis que celui de l’époux, et qu’il restera, en France, une faute pénale jusqu’en 1975… vers le marIage d’amour Dans les romans comme dans les vaudevilles, il est alors de bon ton de se promener au bras de sa dernière maîtresse.
C’est elle qui occupe le cœur du bourgeois et la littérature qu’on brode autour. Maupassant s’en moque un peu dans Fort comme la mort, grand roman adultérin, décrivant ces maîtresses “honnêtes et droites dans l’adultère comme elles auraient pu l’être dans le mariage (…). Non seulement elles aiment leur amant, mais elles veulent l’aimer, et les yeux uniquement sur lui, elles occupent tellement leur cœur de sa pensée que rien d’étranger ne peut plus y rentrer”. Paradoxalement, l’historien peut commencer à déceler dans cette sentimentalisation des rapports hommes/femmes un premier pas vers le mariage d’amour, enfin détaché de toute finalité procréatrice. Ce mariage d’inclination que le romantisme appelait de ses vœux, mais dont nous connaissons aujourd’hui toute la fragilité… La suite au prochain épisode!
Article initialement publié dans le Moustique du 31/07/13