
L'histoire d'un baiser (3/4) : ce que cache le baiser voilé des Amants de Magritte

L’éternité et le peintre les ont figés en plein baiser et désormais, ils trônent au MoMa de New York. Dans une pièce au mur rouge, ils se font face. Il porte un costume noir, une cravate noire et une chemise blanche. Elle porte une robe sans manches qui dévoile son épaule, à l’avant-plan. Passion froide, quasi désincarnée, sentiment anxiogène rendu plus palpable encore avec le gros plan et l’ouverture irréelle sur un ciel tempétueux. Plus que la relative simplicité de leur tenue - la même que celle qu’ils arborent sur la seconde de cette série de quatre toiles, toutes datées de 1928 -, ce sont leurs visages dissimulés sous des voiles qui marquent le spectateur. Un drap blanc pour chacun, dessinant leur profil mais rendant à tout jamais anonymes les deux protagonistes.
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Incognitos mais pas exempts d’exégèse: s’agirait-il d’amoureux qui s’aiment sans avoir le droit de se voir? D’un couple qui se connaît déjà et n’a pas besoin de ses yeux pour se laisser aller à ce geste intime? Incarneraient-ils, ainsi masqués, l’adage qui veut que “pour vivre heureux, vivons cachés”? Sont-ils contagieux, frappés par le sceau d’interdiction de l’attachement mutuel, obstinément rivaux par généalogie comme l’étaient Roméo et Juliette?
L’interprétation la plus courante veut que les tissus immaculés renvoient à un élément tragique dans la vie de Magritte. À 14 ans, ce dernier aurait entraperçu sa mère, retrouvée noyée dans la Sambre et sa chemise de nuit retroussée couvrant sa figure, tel un linceul prématuré. L’artiste aura beau toute sa vie se méfier de la psychanalyse (“L’art, tel que je le conçois, est réfractaire à la psychanalyse. Il évoque le mystère sans lequel le monde n’existerait pas, c’est-à-dire le mystère qu’il ne faut pas confondre avec une sorte de problème, aussi difficile qu’il soit”), il est malaisé de ne pas voir dans cette récurrence du voile blanc (dans cette série, mais également dans La ruse symétrique, peint la même année) une forme de catharsis face à cette mort brutale et prématurée d’un être cher.
Version selfie
Attirés par la forme de pudeur mystérieuse et non élucidée présente dans ce tableau, ou par ses émanations flagrantes d’éros et Thanatos, nombreux sont les artistes et amateurs qui aujourd’hui encore s’emparent de la scène, revêtent ses vêtements fantomatiques et drapent leur identité au moment de l’embrassade. Une des plus récentes parodies est une version selfie de la scène qui montre les amants drapés en train de se photographier, l’écran de l’iPhone - à l’avant-plan - dévoilant ce que l’on n’a jamais vu: leur visage au moment du contact des lèvres. Une façon tout à fait contemporaine de déjouer la lutte permanente entre le visible et l’invisible chère au plus célèbre des surréalistes belges, fasciné par Fantômas... Entre le visible et l’invisible, l’interprétation vaut ce qu’elle vaut, Magritte en donnant cette image d’amants cachés permet à tous les autres de s’y projeter. D’aucun amant, la toile renverrait l’image de tous les amants...