Faut-il interdire les smartphones aux enfants de moins de 13 ans ?

Il y a quelques semaines, un groupe de parents se sont réunis à Greystones, une paisible ville de plus de 20.000 habitants située en bord de mer, à 30 km au sud de Dublin. Après ce "meeting", ils sont parvenus à signer un "pacte": désormais, au sein de leur communauté, l'utilisation d'un smartphone sera interdit pour les es enfants de moins de 13 ans. Ces derniers jours, l'affaire a fini par attirer l'attention de la presse locale puis du Guardian et enfin de la presse internationale. La question est désormais posée: faut-il prendre le "pacte de Greystones" pour exemple et l'appliquer ailleurs? C'est en tout cas ce que pense le ministre irlandais de la Santé, qui promeut une extension au niveau national pour que l'Irlande devienne "un leader mondial" en la matière.

"Si tout le monde le fait, c'est tellement plus facile de dire non" aux enfants

Cette initiative irlandaise tire ses origines des craintes exprimées par une directrice d'école de Greystones, Rachel Harper. Inquiète de l'augmentation de l'anxiété chez les enfants utilisant des téléphones portables, notamment depuis la crise du Covid, elle a interrogé les parents et coalisé huit établissements scolaires dans cette perspective. "Dès l'âge de neuf ans ils demandent déjà à avoir un smartphone, cela commence de plus en plus jeune", affirme-t-elle au Guardian. Pour elle, il était temps de réagir. Après avoir fait circulé des questionnaires, les différents acteurs se sont réunis et ont adopté le pacte, qui s'applique ainsi à toute la ville.

Si celui-ci n'a pas vocation à devenir obligatoire, il jouit d'une certaine aura. Rachel Harper note que de plus en plus de parents s'inscrivent à la motion et elle espère que "cela devienne la norme à l'avenir". Le pacte "réduit les chances qu'un enfant ait un camarade avec un smartphone. Les parents peuvent présenter le code comme une règle scolaire", remarque-t-elle. "Si tout le monde le fait, on n’a pas l’impression d’être un cas à part. C’est tellement plus facile de dire non", confirme une mère de famille.

Des études qui invitent à la méfiance

Pour soutenir leurs positions, les habitants de Greystones citent des études qui vont dans leur sens, et il est vrai qu'il en existe plusieurs qui posent question. C'est le cas d'une publiée en 2017 dans la revue Clinical Psychological Science, dirigée par le  professeur américain de psychologie Jean M. Twenge. Son équipe a en effet découverte que la probabilité que des enfants développent une dépression ou des envies suicidaires augmentait d'un tiers chez ceux exposés aux réseaux sociaux pendant trois heures ou plus par jour. Pour ceux qui passaient cinq heures ou plus par jour sur ces mêmes "nouveaux médias", ce n'est plus une hausse d'un tiers mais d'une moitié qui était constatée. Globalement, une utilisation de ces médias, sans précision de durée, était liée à une incidence de 13 % plus élevée de symptômes dépressifs.

Interrogée par 20 Minutes, la pédopsychiatre Marie-Claude Bossière fait elle aussi référence à plusieurs études qui tendent dans cette direction. Elle assure ainsi que "plus les enfants passent de temps devant les écrans, plus ils ont de troubles du sommeil, de l’attention, de l’humeur". Par ailleurs, cette utilisation accrue des smartphones augmente les risques que les enfants soient exposés à de pornographie, et ce de manière récurrente. Un problème quand on sait qu'il est difficile d'avoir à cet âge le recul nécessaire pour se rendre compte du manque d'authenticité de ces vidéos.

Faut-il donc généraliser le "pacte de Greystones", comme le souhaite le ministre irlandais de la Santé? En 2019, c'est déjà plus ou moins ce que proposait une experte en pédopsychologie, Julia von Weiler, qui conseillait également le gouvernement allemand. Selon elle, il fallait même que la limite d'âge soit fixée à 14 ans. Pour elle, il s'agissait surtout d'éviter l'exposition à la pornographie. "Tout comme nous protégeons les enfants de l'alcool ou d'autres drogues, nous devons également les protéger des risques liés à l'utilisation des smartphones à un âge trop précoce", déclarait-elle à la chaîne de télévision allemande Deutsche Welle à l'époque.

L'éducation au numérique plus importante que l'âge d'obtention du smartphone?

Pour autant, tous les experts ne sont pas sur la même longueur d'onde. "Le problème de l’interdiction, c’est qu’on n’aide pas l’enfant à utiliser les outils numériques", nuance auprès de 20 Minutes Marie Danet, psychologue et enseignante-chercheuse à l’université de Lille. Celle-ci plaide ainsi pour une "éducation au numérique", tout en veillant à ne pas "donner un smartphone du jour au lendemain" sans précautions supplémentaires, ces enfants étant "potentiellement soumis à des contenus haineux ou des images inappropriés qu’ils n’auront pas appris à gérer".

C'est également le constat posé par une équipe de l'Université de Stanford qui a voulu étudier le problème, jugeant les recherches antérieures comme trop "limitées". Après avoir suivi 250 jeunes de milieux sociaux différents et ce pendant cinq ans, elle est parvenue à une conclusion radicalement différente: "l'âge auquel les enfants acquièrent des téléphones portables n'est pas lié au bien-être" (habitudes de sommeil, symptômes de dépression, notes scolaires).

"Une explication possible de ces résultats est que les parents font du bon travail en adaptant leurs décisions de donner des téléphones à leurs enfants aux besoins de leur enfant et de leur famille", a déclaré l'auteur principal de l'étude, Thomas Robinson. "Ces résultats doivent être considérés comme donnant aux parents les moyens de faire ce qu'ils pensent être bon pour leur famille". Autrement dit, il serait plus juste non pas de se demander si un enfant a ou pas un smartphone mais plutôt ce qu'il en fait. "Ce n'est pas un argument pour les enfants de dire à leurs parents: 'Vous voyez, les téléphones n'ont aucun impact'. Les parents doivent pouvoir déterminer ce qui est bon pour leur enfant". En l'occurrence, ceux qui ont participé à l'étude ont fait attention à ce point, et les résultats sont là.